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avec l’intention de te faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu’elle soit, est incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses d’emblée cette vérité, tu éviteras la mort, et moi la peine que je prendrais à te la donner. Si nous combattons, et si je suis vainqueur, je ne veux qu’une satisfaction : c’est que, déposant les armes, et t’abstenant de chercher les aventures, tu te retires dans ton village pour le temps d’une année, pendant laquelle tu vivras, sans mettre l’épée à la main, en paix et en repos, car ainsi l’exigent le soin de ta fortune et le salut de ton âme. Si je suis vaincu, ma tête restera à ta merci, mes armes et mon cheval seront tes dépouilles, et la renommée de mes exploits s’ajoutera à la renommée des tiens. Vois ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ, car je n’ai que le jour d’aujourd’hui pour expédier cette affaire. »

Don Quichotte resta stupéfait, aussi bien de l’arrogance du chevalier de la Blanche-Lune que de la cause de son défi. Il lui répondit avec calme et d’un ton sévère : « Chevalier de la Blanche-Lune, dont les exploits ne sont point encore arrivés à ma connaissance, je vous ferai jurer que vous n’avez jamais vu l’illustre Dulcinée. Si vous l’eussiez vue, je sais que vous vous fussiez bien gardé de vous hasarder en cette entreprise, car son aspect vous eût détrompé, et vous eût appris qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir de beauté comparable à la sienne. Ainsi donc, sans vous dire que vous en avez menti, mais en disant du moins que vous êtes dans une complète erreur, j’accepte votre défi, avec les conditions que vous y avez mises, et je l’accepte sur-le-champ, pour ne point vous faire perdre le jour que vous avez fixé. Des conditions, je n’en excepte qu’une seule, celle de faire passer à ma renommée la renommée de vos prouesses, car je ne sais ni ce qu’elles sont, ni de quelle espèce ; et, quelles qu’elles soient, je me contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre ; je ferai de même ; et à qui Dieu donnera la fève, que saint Pierre la lui bénisse. »

On avait aperçu de la ville le chevalier de la Blanche-Lune, et l’on avait averti le vice-roi qu’il était en pourparler avec Don Quichotte de la Manche. Le vice-roi, pensant que ce devait être quelque nouvelle aventure inventée par Don Antonio Moréno, ou par quelque autre gentilhomme de la ville, prit aussitôt le chemin de la plage, accompagné de Don Antonio et de plusieurs autres gentilshommes. Ils arrivèrent au moment où Don Quichotte tournait bride pour prendre du champ. Le vice-roi, voyant que les deux champions faisaient mine de fondre l’un sur l’autre, se mit au