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si bien fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir lui vint de le sauver. « Dis-moi, arraez, lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu ? Turc, More ou renégat ? — Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni Turc, ni More, ni renégat. — Qui es-tu donc ? reprit le vice-roi. — Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme. — Une femme chrétienne, en cet équipage et en cette occupation ! Mais c’est une chose plus faite pour surprendre que pour être crue ! — Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon supplice ; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance aussi peu de temps qu’il faudra pour que je vous raconte ma vie. » Qui aurait pu être d’un cœur assez dur pour ne pas s’adoucir à ces paroles, du moins jusqu’à entendre ce que voulait dire le triste jeune homme ? Le général lui répondit de dire ce qu’il lui plairait ; mais qu’il n’espérât point toutefois obtenir le pardon d’une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme commença de la sorte :

«  Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur laquelle a fondu, dans ces derniers temps, une pluie d’infortunes. J’appartiens à des parents morisques. Dans le cours de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en Berbérie, sans qu’il me servît à rien de dire que j’étais chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en feignent l’apparence, mais des plus sincères et des plus catholiques. J’eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée par les gens chargés d’opérer notre déportation, et mes oncles non plus ne voulurent point la croire ; ils la prirent pour un mensonge imaginé dans le dessein de rester au pays où j’étais née. Aussi m’emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J’eus une mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l’être. Je suçai avec le lait la foi catholique ; je fus élevée dans de bonnes mœurs ; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si j’en ai quelque peu ; et, bien que je vécusse dans la retraite, je n’étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l’occasion de me voir à un jeune homme nommé Don Gaspar Grégorio, fils aîné d’un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait trop long à raconter, surtout quand j’ai à craindre qu’entre ma langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me menace. Je dirai donc seulement que Don Grégorio voulut m’accom-