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ses valets, qui n’osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher pour que tu me fasses passer en France, où j’ai des parents chez qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour que la nombreuse famille de Don Vicente n’exerce pas sur lui une effroyable vengeance. »

Roque, tout surpris de la bonne mine, de l’énergie et de l’étrange aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt : « Venez, madame ; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire. » Don Quichotte écoutait attentivement ce qu’avait dit Claudia, et ce que répondait Roque Guinart. « Personne, s’écria-t-il, n’a besoin de se mettre en peine pour défendre cette dame. Qu’on me donne mon cheval et mes armes, et qu’on m’attende ici. J’irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je lui ferai tenir la parole qu’il a donnée à une si ravissante beauté. — Que personne n’en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la main heureuse en fait de mariages. Il n’y a pas quinze jours qu’il a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre demoiselle l’accomplissement de sa parole ; et si ce n’eût été que les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure du jeune homme en celle d’un laquais, à cette heure-ci ladite demoiselle aurait cessé de l’être. » Guinart, qui avait plus à faire de penser à l’aventure de la belle Claudia qu’aux propos de ses prisonniers, maître et valet, n’entendit ni l’un ni l’autre, et, après avoir donné l’ordre à ses écuyers de rendre à Sancho tout ce qu’ils lui avaient pris sur le grison, il leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient passé la nuit ; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher Don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l’endroit où Claudia avait rencontré son amant ; mais ils n’y trouvèrent que des taches de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils découvrirent un groupe d’hommes au sommet d’une colline, et imaginèrent, comme c’était vrai, que ce devait être Don Vicente que ses domestiques emportaient, ou mort ou vif, pour le panser ou pour l’enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les atteindre ; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient lentement. Ils trouvèrent Don Vicente dans les bras de ses gens, qu’il suppliait, d’une voix éteinte, de le laisser mourir en cet endroit, car la douleur qu’il ressentait de ses blessures ne lui permettait pas d’aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à bas de leurs chevaux, et s’approchèrent du moribond. Les valets s’effrayèrent à l’aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus encore à la vue de Don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère, elle s’approcha de lui, et lui prit