Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/619

Cette page a été validée par deux contributeurs.

plaît le plus dans celui-ci, c’est qu’on y peint Don Quichotte guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso[1]. »

Quand Don Quichotte entendit cela, plein de dépit et de colère, il éleva la voix et s’écria : « À quiconque dira que Don Quichotte de la Manche a oublié ou peut oublier Dulcinée du Toboso, je lui ferai connaître, à armes égales, qu’il est bien loin de la vérité ; car, ni Dulcinée du Toboso ne peut être oubliée, ni l’oubli ne peut se loger en Don Quichotte. Sa devise est la constance, et ses vœux de rester fidèle, sans se faire aucune violence, par choix et par plaisir. — Qui nous répond ? demanda-t-on de l’autre chambre. — Qui pourrait-ce être, répliqua Sancho, sinon Don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu’il a dit, et même tout ce qu’il dira, car le bon payeur ne regrette pas ses gages. »

À peine Sancho avait-il achevé, que deux gentilshommes (du moins en avaient-ils l’apparence), ouvrirent la porte de la chambre, et l’un d’eux, jetant les bras au cou de Don Quichotte, lui dit avec effusion : « Ce n’est ni votre aspect qui peut démentir votre nom, ni votre nom qui peut démentir votre aspect. Vous, seigneur, vous êtes sans aucun doute le véritable Don Quichotte de la Manche, étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de celui qui a voulu usurper votre nom et anéantir vos prouesses, comme l’a fait l’auteur de ce livre que je remets entre vos mains. » Il lui présenta en même temps un livre que tenait son compagnon. Don Quichotte le prit, et se mit à le feuilleter sans répondre un mot ; puis, quelques moments après, il le lui rendit en disant : « Dans le peu que j’ai vu, j’ai trouvé chez cet auteur trois choses dignes de blâme. La première, quelques paroles que j’ai lues dans le prologue[2] ; la seconde, que le langage est aragonais, car l’auteur supprime quelquefois les articles ; enfin la troisième, qui le confirme surtout pour un ignorant, c’est qu’il se trompe et s’éloigne de la vérité dans la partie principale de l’histoire. Il dit en

  1. Cervantès parle ici de l’impertinente continuation du Don Quichotte, faite par un auteur aragonais qui s’est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, continuation qui parut pendant qu’il écrivait lui-même la seconde partie. Cet Avellanéda peint en effet Don Quichotte comme revenu de son amour, dans les chapitres iv, vi, viii, xii et xiii. Il avait dit au troisième chapitre : « Don Quichotte finit son entretien avec Sancho, en disant qu’il voulait aller à Saragosse pour les joutes, et qu’il pensait oublier l’ingrate infante Dulcinée du Toboso, pour chercher une autre dame. »
  2. Ce sont des injures grossières adressées directement à Cervantès.