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Dieu du fond de son cœur, pensant qu’il ne s’arrêterait plus que dans la profondeur des abîmes. Pourtant il n’en fut pas ainsi ; car, à trois toises environ, le grison toucha terre, et Sancho se trouva dessus sans avoir reçu le moindre mal. Il se tâta tout le corps, et retint son haleine, pour voir s’il était sain et sauf, ou percé à jour en quelque endroit. Quand il se vit bien portant, entier et de santé tout à fait catholique, il ne pouvait se lasser de rendre grâce à Dieu, Notre Seigneur, de la faveur qu’il lui avait faite, car il pensait fermement s’être mis en mille pièces. Il tâta également avec les mains les murailles du souterrain, pour voir s’il serait possible d’en sortir sans l’aide de personne ; mais il les trouva partout unies, escarpées et sans aucune prise ni point d’appui pour y grimper. Cette découverte désola Sancho, surtout quand il entendit le grison se plaindre douloureusement ; et certes, le pauvre animal ne se lamentait pas ainsi par mauvaise habitude, car vraiment sa chute ne l’avait pas fort bien arrangé. « Hélas ! s’écria alors Sancho Panza, combien d’événements imprévus arrivent à ceux qui vivent dans ce misérable monde ! Qui aurait dit que celui qui se vit hier intronisé gouverneur d’une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd’hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal qui vienne à son secours ? Il faudra donc mourir ici de faim, mon âne et moi, si nous ne mourons avant, lui de ses meurtrissures, et moi de mon chagrin ! Du moins, je ne serai pas si heureux que le fut mon seigneur Don Quichotte, quand il descendit dans la caverne de cet enchanté de Montésinos, où il trouva quelqu’un pour le régaler mieux qu’en sa maison, si bien qu’on aurait dit qu’il était allé à nappe mise et à lit dressé. Là il vit des visions belles et ravissantes ; et je ne verrai ici, à ce que je crois, que des crapauds et des couleuvres. Malheureux que je suis ! Où ont abouti mes folies et mes caprices ! On tirera mes os d’ici, quand le ciel permettra qu’on les découvre, secs, blancs et ratissés, et avec eux ceux de mon bon grison, d’où l’on reconnaîtra peut-être qui nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que jamais Sancho Panza ne s’éloigna de son âne, ni son âne de Sancho Panza. Malheur à nous, je le répète, puisque notre mauvais sort n’a pas voulu que nous mourussions dans notre patrie et parmi les nôtres, où, à défaut d’un remède à notre disgrâce, nous n’aurions pas manqué d’âmes charitables pour la déplorer, et pour nous fermer les yeux à notre dernière heure ! Ô mon compagnon, mon ami, que j’ai mal payé tes bons services ! Pardonne-moi, et prie la Fortune, de la meilleure façon que tu