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et de manger, et avec un réal pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s’en retournent avec une centaine d’écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités[1]. Maintenant, Sancho, mon intention est d’aller retirer le trésor que j’ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai faire sans danger, puisqu’il est hors du village, et d’écrire à ma fille et à ma femme, ou bien d’aller les rejoindre de Valence à Alger, où je sais qu’elles sont ; puis, de trouver moyen de les ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous ; car enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que more, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce qui m’étonne, et ce que je ne comprends pas, c’est que ma femme et ma fille aient été plutôt en Berbérie qu’en France, où elles pouvaient vivre en chrétiennes.

« Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n’en eurent sans doute pas le choix, car c’est Juan Tiopeyio, le frère de ta femme, qui les a emmenées ; et comme c’est un More fieffé, il a gagné le meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose, c’est que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la terre, car nous avons eu connaissance qu’on avait enlevé à ton beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l’argent en or qu’ils emportaient pour la visite. — Cela peut être, répliqua Ricote ; mais je sais fort bien, Sancho, qu’on n’a pas touché à ma cachette, car je n’ai découvert à personne où elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu veux venir avec moi et m’aider à retirer et à cacher mon trésor, je te donnerai deux cents écus, avec

  1. Un autre écrivain du temps de Cervantès, Cristoval de Herrera, avait dit quelques années plus tôt : « … Il faudrait empêcher que les Français et les Allemands parcourussent ces royaumes en nous soutirant notre argent, car tous les gens de cette espèce et de cet habit nous en emportent. On dit qu’en France les parents promettent pour dot de leurs filles ce qu’ils rapporteront de leur voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, allée et retour, comme s’ils allaient aux Grandes-Indes. » (Amparo de pobres.)