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si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et aussi pointilleuses que les dames de Castille ; elles traitent les gens avec moins de façon. »

Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier d’œufs, et demanda au page : « Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des hauts-de-chausses depuis qu’il est gouverneur ? — Je n’y ai pas fait attention, répondit le page ; mais, en effet, il doit en porter. — Ah, bon Dieu ! repartit Sanchica, qu’il fera bon voir mon père en pet-en-l’air[1] ! N’est-il pas drôle que, depuis que je suis née, j’aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses ? — Comment donc, si votre grâce le verra culotté de la sorte ! répondit le page. Pardieu ! il est en passe de voyager bientôt avec un masque sur le nez[2], pour peu que le gouvernement lui dure seulement deux mois. »

Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se gaussant. Mais la finesse du corail, et l’habit de chasse qu’envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré), renversaient toutes leurs idées. Ils n’en rirent pas moins de l’envie de Sanchica, et plus encore, quand Thérèse se mit à dire : « Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu’un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu’il y ait. En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce qui me sera possible ; et même, si je me fâche, j’irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme toutes les au-

  1. Les hauts-de-chausses appelés calzas atacadas, serrés et collant tout le long de la jambe, arrondis et très-amples depuis le milieu de la cuisse, avaient le nom populaire de pedorreras, auquel je n’ai trouvé d’autre équivalent supportable en français que pet-en-l’air. Ces hauts-de-chausses furent prohibés par une pragmatique royale, peu après l’époque où parut la seconde partie du Don Quichotte. Ambrosio de Salazar raconte qu’un hidalgo ayant été pris vêtu de calzas atacadas, malgré la prohibition, fut conduit devant le juge, et qu’il allégua pour sa défense que ses chausses étaient la seule armoire qu’il eût pour serrer ses hardes. Il en tira effectivement un peigne, une chemise, une paire de nappes, deux serviettes et un drap de lit. (Las Clavileñas de recreacion, Bruxelles, 1625, f. 99.)
  2. Les gens de qualité portaient en voyage une espèce de voile ou masque fort léger pour se garantir la figure de l’air et du soleil. Le peuple appelait ces masques papa-higos, gobe-figues.