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et bousiller comme un tailleur la veille de Pâques, et m’est avis que les ouvrages qui se font à la hâte ne sont jamais terminés avec la perfection convenable. Dites donc à ce seigneur More, ou toute autre chose, de prendre un peu garde à ce qu’il fait, car moi et mon seigneur nous lui mettrons tant de mortier sur sa truelle, en matière d’aventures et d’événements de toute espèce, qu’il pourra construire, non-seulement une seconde, mais cent autres parties. Le bon homme s’imagine sans doute que nous sommes ici à dormir sur la paille. Eh bien ! qu’il vienne nous tenir les pieds à la forge, et il verra duquel nous sommes chatouilleux. Ce que je sais dire, c’est que, si mon seigneur prenait mon conseil, nous serions déjà à travers ces campagnes, défaisant des griefs et redressant des torts, comme c’est l’usage et la coutume des bons chevaliers errants. »

À peine Sancho achevait-il ces paroles, qu’on entendit les hennissements de Rossinante. Don Quichotte les tint à heureux augure[1], et résolut de faire une autre sortie d’ici à trois ou quatre jours. Il confia son dessein au bachelier, et lui demanda conseil pour savoir de quel côté devait commencer sa campagne. L’autre répondit qu’à son avis il ferait bien de gagner le royaume d’Aragon, et de se rendre à la ville de Saragosse, où devaient avoir lieu, sous peu de jours, des joutes solennelles pour la fête de saint Georges[2], dans lesquelles il pourrait gagner renom par-dessus tous les chevaliers aragonais, ce qui serait le gagner par-dessus tous les chevaliers du monde. Il loua sa résolution comme souverainement honorable et valeureuse, et l’engagea à plus de prudence, à plus de retenue pour affronter les périls, puisque sa vie n’était plus à lui, mais à tous ceux qui avaient besoin de son bras pour être protégés et secourus dans leurs infortunes. — Voilà justement ce qui me fait donner au diable, seigneur Samson ! s’écria Sancho ; mon seigneur vous attaque

  1. Depuis les hennissements du cheval de Darius, qui lui donnèrent la couronne de Perse, et ceux du cheval de Denis-le-Tyran, qui lui promirent celle de Syracuse, les faiseurs de pronostics ont toujours donné à cet augure un sens favorable. Il était naturel que Don Quichotte tirât le même présage des hennissements de Rossinante, lesquels signifiaient sans doute qu’on laissait passer l’heure de la ration d’orge.
  2. L’Aragon était sous le patronage de saint Georges, depuis la bataille d’Alcoraz, gagnée par Pierre Ier sur les Mores, en 1096. Une confrérie de chevaliers s’était formée à Saragosse pour donner des joutes trois fois l’an, en l’honneur du saint. On appelait ces joutes justas del arnes.