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que vous sachiez, mes amis, que les gens désœuvrés et paresseux sont dans la république la même chose que les frelons dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et surtout porter respect à la religion et à l’homme religieux. Que vous en semble, amis ? Hein ! est-ce que je dis quelque chose, ou est-ce que je me casse la tête ? — Votre grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu lettré que votre grâce, car je crois que vous ne l’êtes pas du tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes, si éloignées enfin de ce qu’attendaient de l’esprit de votre grâce ceux qui nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on voit des choses nouvelles dans le monde ; les plaisanteries se changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent moqués. »

La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l’a dit, avec la permission du docteur Récio. Chacun s’étant équipé pour la ronde, il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d’hôtel, le chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une telle foule d’alguazils et de gens de justice qu’ils auraient pu former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d’eux, sa verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine traversé quelques rues du pays qu’ils entendirent un bruit d’épées. On accourut, et l’on trouva que c’étaient deux hommes seuls qui étaient aux prises ; lesquels, voyant venir la justice, s’arrêtèrent, et l’un d’eux s’écria : « Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu’on vole en pleine ville dans ce pays, et qu’on attaque dans les rues comme sur un grand chemin ? — Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause de votre querelle ; je suis le gouverneur. » L’adversaire dit alors : « Seigneur gouverneur, je vous le dirai aussi brièvement que possible. Votre grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j’étais présent, j’ai décidé plus d’un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand j’attendais qu’il me donnerait pour le moins un écu de gratification[1], comme c’est l’usage et la

  1. On appelait barato l’espèce de gratification que les joueurs gagnants donnaient aux