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de Milan, des faisans de Rome, du veau de Sorrento, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le docteur, et lui dit : « Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis ; ce serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre, au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d’hôtel peut faire de mieux, c’est de m’apporter de ces plats qu’on appelle pots-pourris[1] ; plus ils sont pourris, meilleur ils sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu’il lui plaira, pourvu que ce soit chose à manger ; je lui en saurai un gré infini, et le lui paierai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de moi ; car enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu fait luire le soleil, c’est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun ait l’œil au guet, et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais savoir que le diable s’est mis dans la danse, et que, si l’on m’en donne occasion, l’on verra des merveilles ; sinon, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront. — Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d’hôtel, votre grâce a parfaitement raison en tout ce qu’elle a dit, et je me rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu’ils serviront votre grâce avec ponctualité, amour et bienveillance ; car la façon tout aimable de gouverner qu’a prise votre grâce dès son début ne leur permet point de rien faire, ni de rien penser qui pût tourner à l’oubli de leurs devoirs envers votre grâce. — Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles s’ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement qu’on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon grison ; c’est ce qui importe le plus à l’affaire, et vient le mieux à propos. Quand il en sera l’heure, nous irons faire la ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce d’immondices, de vagabonds, de fainéants, et de gens mal occupés. Je veux

  1. Ollas podridas. Il y entre du bœuf, du mouton, du lard, des poules, des perdrix, des saucisses, du boudin, des légumes, et toutes sortes d’ingrédients. Le nom de ce mets lui vient sans doute de ce qu’on laisse cuire si longtemps les viandes qui le composent, qu’elles se détachent, se mêlent et se confondent comme des fruits trop mûrs.