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sister à ses repas, pour le laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce que j’imagine devoir être nuisible à son estomac[1]. Ainsi j’ai fait enlever le plat de fruits, parce que c’est une chose trop humide, et, quant à l’autre mets, je l’ai fait enlever aussi, parce que c’est une substance trop chaude, et qu’il y a beaucoup d’épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit et consomme l’humide radical, dans lequel consiste la vie. — En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal ? — Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de ces perdrix tant que je serai vivant. — Et pourquoi ? demanda Sancho. — Pourquoi ? reprit le médecin ; parce que notre maître Hippocrate, boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme : Omnis saturatio mala, perdicis autem pessima[2], ce qui signifie : « Toute indigestion est mauvaise ; mais celle de perdrix très-mauvaise. » — S’il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un peu, parmi tous les mets qu’il y a sur cette table, quel est celui qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu’il veuille bien m’en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par la vie du gouverneur (Dieu veuille m’en laisser jouir !) je meurs de faim. Si l’on m’empêche de manger, quoi qu’en dise le seigneur docteur et quelque regret qu’il en ait, ce sera plutôt m’ôter la vie que me la conserver. — Votre grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur, répondit le médecin. Aussi suis-je d’avis que votre grâce ne mange point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c’est un mets de bête à poil[3]. Quant à cette pièce de veau, si elle n’était pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter ; mais il ne faut pas y songer en cet état. »

Sancho dit alors : « Ce grand plat qui est là, plus loin, et d’où sort tant de fumée, il me semble que c’est une olla podrida[4] ; et dans ces ollas

  1. On lit dans le livre des Étiquettes, composé par Olivier de la Marche pour le duc de Bourgogne, Charles-le-Téméraire, et qui fut adopté par les rois d’Espagne de la maison d’Autriche pour les règlements de leur palais : « Le duc a six docteurs en médecine qui servent à visiter la personne et l’état de la santé du prince : quand le duc est à table, ils se tiennent derrière lui, pour regarder quels mets et quels plats on sert au duc, et lui conseiller, suivant leur opinion, ceux qui lui feront le plus de bien. »
  2. L’aphorisme est : Omnis saturatio mala, panis autem pessima.
  3. Peliagudo signifie également, au figuré, embrouillé, épineux, difficile.
  4. La olla podrida (mot à mot pot-pourri) est un mélange de plusieurs sortes de viandes et d’assaisonnements.