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dant la fin de ce procès. Au bout de quelques instants, l’homme et la femme revinrent, plus fortement accrochés et cramponnés l’un à l’autre que la première fois. La femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son giron ; l’homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n’était pas possible, tant elle la défendait bien. « Justice de Dieu et du monde ! disait-elle à grands cris ; voyez, seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de la rue, me reprendre la bourse que votre grâce m’a fait donner. — Est-ce qu’il vous l’a reprise ? demanda le gouverneur. — Reprise ! ah bien oui ! répondit la femme, je me laisserais plutôt enlever la vie qu’enlever la bourse. Elle est bonne pour ça, l’enfant. Oh ! il faudrait me jeter d’autres chats à la gorge que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l’arracher d’entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m’arracherait plutôt l’âme du milieu des chairs. — Elle a raison, dit l’homme ; je me donne pour vaincu et rendu, et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui arracher. » Cela dit, il la laissa. Alors le gouverneur dit à la femme : « Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne. » Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à l’homme, dit à la violente non violentée : « Ma sœur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d’Hercule n’auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la mal-heure, et ne vous arrêtez pas en toute l’île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je, enjôleuse, dévergondée et larronnesse. » La femme, tout épouvantée, s’en alla, tête basse et maugréant ; et le gouverneur dit à l’homme : « Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en sorte qu’il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec personne. »

L’homme lui rendit grâce aussi gauchement qu’il put, et s’en alla[1].

  1. Cette histoire, vraie ou supposée, était déjà recueillie dans le livre de Francisco de Osuna, intitulé Norte de los Estados, et qui fut imprimé en 1550. Mais Cervantès, qui pouvait l’avoir apprise, ou dans cet ouvrage, ou par tradition, la raconte d’une tout autre manière.