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brûlés comme les faux monnayeurs[1]. Et je ne sais vraiment ce qui a pu pousser cet écrivain à chercher des nouvelles et des aventures étrangères, tandis qu’il avait tant à écrire avec les miennes. Sans doute il se sera rappelé le proverbe : De paille et de foin le ventre devient plein. Mais, en vérité, il lui suffisait de mettre au jour mes pensées, mes soupirs, mes pleurs, mes chastes désirs et mes entreprises, pour faire un volume aussi gros que le pourraient faire toutes les œuvres du Tostado[2]. La conclusion que je tire de tout cela, seigneur bachelier, c’est que, pour composer des histoires et des livres, de quelque espèce que ce soit, il faut un jugement solide et un mûr entendement. Plaisanter avec grâce, soit par écrit, soit de paroles, c’est le propre des grands esprits. Le plus piquant rôle de la comédie est celui du niais[3], car il ne faut être ni simple, ni sot, pour savoir le paraître. L’histoire est comme une chose sacrée, parce qu’elle doit être véritable, et où se trouve la vérité, se trouve Dieu, son unique source. Malgré cela, il y a des gens qui vous composent et vous débitent des livres à la douzaine, comme si c’étaient des beignets. — Il n’est pas de si mauvais livre, dit le bachelier, qu’il ne s’y trouve quelque chose de bon[4]. — Sans aucun doute, répliqua Don Quichotte ; mais il arrive bien souvent que ceux qui s’étaient fait, à juste titre, une grande renommée par leurs écrits en portefeuille, la perdent ou la diminuent dès qu’ils les livrent à l’impression. — La cause en est facile à voir, reprit Samson ; comme un ouvrage imprimé s’examine à loisir, on voit aisément ses défauts, et plus est grande la réputation de son auteur, plus on les relève avec soin. Les hommes fameux par leur génie, les grands poëtes, les historiens illustres, sont en butte à l’envie

  1. Le crime de fausse monnaie était puni du feu, comme étant à la fois un vol public et un crime de lèse-majesté. (Partida VII, tit. vii, ley 9.)
  2. On appelle communément el Tostado (le brûlé, le hâlé), Don Alonzo de Madrigal, évêque d’Avila, sous Jean II. Quoiqu’il fût mort encore jeune, en 1450, il laissa vingt-quatre volumes in-folio d’œuvres latines, et à peu près autant d’œuvres espagnoles, sans compter les travaux inédits. Aussi son nom était-il demeuré proverbial dans le sens que lui donne Don Quichotte.
  3. Ce rôle fut appelé successivement bobo, simple, donaire, et enfin gracioso.
  4. Cette pensée est de Pline l’Ancien ; elle est rapportée dans une lettre de son neveu. (Lib. III, epist. 5.) Don Diego de Mendoza la cite dans le prologue de son Lazarillo de Tormès, et Voltaire l’a répétée plusieurs fois.