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est vrai, ajouta Samson ; si Dieu le veut, Sancho aura tout aussi bien cent îles à gouverner qu’une seule. — Moi, dit Sancho, j’ai vu par ici des gouverneurs qui ne vont pas à la semelle de mon soulier ; et pourtant on les appelle seigneurie, et ils mangent dans des plats d’argent. — Ceux-là ne sont pas gouverneurs d’îles, répliqua Samson, mais d’autres gouvernements plus à la main. Quant à ceux qui gouvernent des îles, ils doivent au moins savoir la grammaire[1]. — Ne parlons point de ce que je n’entends pas, dit Sancho ; et, laissant l’affaire du gouvernement à la main de Dieu, qui saura bien m’envoyer où je serai le mieux à son service, je dis, seigneur bachelier Samson Carrasco, que je suis infiniment obligé à l’auteur de cette histoire de ce qu’il ait parlé de moi de manière à ne pas ennuyer les gens ; car, par ma foi de bon écuyer, s’il eût dit de moi des choses qui ne fussent pas d’un vieux chrétien comme je le suis, je crierais à me faire entendre des sourds. — Ce serait faire des miracles, dit Samson. — Miracles ou non, reprit Sancho, que chacun prenne garde comment il parle ou écrit des personnes, et qu’il ne mette pas à tort et à travers la première chose qui lui passe par la caboche. — Une des taches qu’on trouve dans cette histoire, dit le bachelier, c’est que son auteur y a mis une nouvelle intitulée le Curieux malavisé ; non qu’elle soit mauvaise ou mal exprimée, mais parce qu’elle n’est pas à sa place, et n’a rien de commun avec l’histoire de sa grâce le seigneur Don Quichotte. — Je parierais, s’écria Sancho, que le fils de chien a mêlé les choux avec les raves. — En ce cas, ajouta Don Quichotte, je dis que ce n’est pas un sage enchanteur qui est l’auteur de mon histoire, mais bien quelque ignorant bavard, qui s’est mis à l’écrire sans rime ni raison. Il aura fait comme faisait Orbaneja, le peintre d’Ubeda, lequel, lorsqu’on lui demandait ce qu’il se proposait de peindre, répondait : « Ce qui viendra. » Quelquefois il peignait un coq, si ressemblant et si bien rendu, qu’il était obligé d’écrire au bas, en grosses lettres : « Ceci est un coq. » Il en sera de même de mon histoire, qui aura besoin de commentaire pour être comprise. — Oh ! pour cela, non, répondit le bachelier ; elle est si claire, qu’aucune difficulté n’y embarrasse. Les enfants la feuillettent,

  1. Sancho répond ici par un jeu de mots, à propos de gramatica, grammaire. « Avec la grama (chiendent), je m’accommoderais bien, mais de la tica je ne saurais que faire, car je ne l’entends pas. » C’était intraduisible.