Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/429

Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus petit[1], celui que je veux recevoir pour ce gouvernement, c’est que vous alliez avec votre seigneur Don Quichotte mettre fin à cette mémorable aventure. Soit que vous reveniez sur Clavilègne dans le peu de temps que promet sa célérité, soit que la fortune contraire vous ramène à pied, comme un pauvre pèlerin, de village en village et d’auberge en auberge, dès que vous reviendrez, vous trouverez votre île où vous l’aurez laissée, et vos insulaires avec le même désir qu’ils ont toujours eu de vous avoir pour gouverneur. Ma volonté sera la même ; et ne mettez aucun doute à cette vérité, seigneur Sancho, car ce serait faire un notable outrage à l’envie que j’ai de vous servir. — Assez, assez, seigneur, s’écria Sancho ; je ne suis qu’un pauvre écuyer, et ne puis porter tant de courtoisies sur les bras. Que mon maître monte, qu’on me bande les yeux, et qu’on me recommande à Dieu. Il faut aussi m’informer si quand nous passerons par ces hauteurs, je pourrai recommander mon âme au Seigneur, ou invoquer la protection des anges. — Vous pouvez très-bien, Sancho, répondit la Doloride, recommander votre âme à Dieu, ou à qui vous plaira ; car, bien qu’enchanteur, Malambruno est chrétien ; il fait ses enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, et sans se mettre mal avec personne. — Allons donc, dit Sancho, que Dieu m’aide et la très-sainte Trinité de Gaëte. — Depuis la mémorable aventure des foulons, dit Don Quichotte, je n’ai jamais vu Sancho avoir aussi peur qu’à présent. Si je croyais aux augures, comme tant d’autres, je sentirais bien un peu de chair de poule à mon courage. Mais, venez ici, Sancho ; avec la permission du seigneur et de madame, je veux vous dire deux mots en particulier. »

Emmenant alors Sancho sous un groupe d’arbres, il lui prit les deux mains, et lui dit : « Tu vois, mon frère Sancho, le long voyage qui nous attend. Dieu sait quand nous reviendrons, et quel loisir, quelle commodité nous laisseront les affaires. Je voudrais donc que tu te retirasses à présent dans ta chambre, comme si tu allais chercher quelque chose de né-

  1. On appelait cohechos (concussion, subornation), les cadeaux que le nouveau titulaire d’un emploi était obligé de faire à ceux qui le lui avaient procuré. C’est ainsi qu’on obtenait, au temps de Cervantès, non-seulement les gouvernements civils et les offices de justice, mais les prélatures et les plus hautes dignités ecclésiastiques. Ce trafic infâme, auquel Cervantès fait allusion, était si commun, si général, si patent, que Philippe III, par une pragmatique datée du 19 mars 1614, imposa des peines fort graves aux solliciteurs et aux protecteurs qui s’en rendraient désormais coupables.