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vant l’antique tradition, fut fabriqué par le sage Merlin. Il le prêta au comte Pierre, qui était son ami et qui fit avec lui de grands voyages ; entre autres, il enleva, comme on l’a dit, la jolie Magalone, la menant en croupe par les airs, et laissant ébahis tous ceux qui, de la terre, les regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu’à ceux qu’il aimait bien, ou qui le payaient mieux ; et, depuis le fameux Pierre jusqu’à nos jours, nous ne sachions pas que personne l’eût monté. Malambruno l’a tiré de là par la puissance de son art magique, et il le tient en son pouvoir. C’est de lui qu’il se sert pour les voyages qu’il fait à chaque instant en diverses parties du monde. Aujourd’hui il est ici, demain en France, et vingt-quatre heures après au Potoso. Ce qu’il y a de bon, c’est que ce cheval ne mange pas, ne dort pas, n’use point de fers, et qu’il marche l’amble au milieu des airs, sans avoir d’ailes ; au point que celui qu’il porte peut tenir à la main un verre plein d’eau, sans en répandre une goutte, tant il chemine doucement et posément. C’est pour cela que la jolie Magalone se réjouissait tant d’aller à cheval sur son dos. — Par ma foi, interrompit Sancho, pour aller un pas doux et posé, rien de tel que mon âne. Il est vrai qu’il ne marche pas dans l’air ; mais, sur la terre, je défie avec lui tous les ambles du monde. »

Chacun se mit à rire, et la Doloride continua : « Eh bien ! ce cheval, si Malambruno veut mettre fin à notre disgrâce, sera là devant nous, une demi-heure au plus après la tombée de la nuit ; car il m’a signifié que le signe qu’il me donnerait pour me faire entendre que j’avais trouvé le chevalier, objet de mes recherches, ce serait de m’envoyer le cheval, où que ce fût, avec promptitude et commodité. — Et combien tient-il de personnes sur ce cheval ? demanda Sancho. — Deux, répondit la Doloride, l’un sur la selle, l’autre sur la croupe ; et généralement ces deux personnes sont le chevalier et l’écuyer, à défaut de quelque demoiselle enlevée. — Je voudrais maintenant savoir, madame Doloride, dit Sancho, quel nom porte ce cheval ? — Son nom, répondit la Doloride, n’est pas comme celui du cheval de Bellérophon, qui s’appelait Pégase, ni comme celui d’Alexandre-le-Grand, qui s’appelait Bucéphale. Il ne se nomme point Brillador, comme celui de Roland-Furieux, ni Bayart, comme celui de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, ni Bootès ou Péritoa, comme on dit que s’appelaient les chevaux du Soleil[1], ni même Orélia, comme le cheval sur lequel l’infortuné Rodéric,

  1. Bootès n’est pas un des chevaux du Soleil, mais une constellation voisine de la