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quis de Mantoue, qui amusent les femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d’esprit qui vous traversent l’âme comme de douces épines, et vous la brûlent comme la foudre, sans toucher aux habits. Une autre fois, il chanta :

« Viens, mort, mais si cachée que je ne te sente pas venir, pour que le plaisir de mourir ne me rende pas à la vie[1] », ainsi que d’autres strophes et couplets qui, chantés, enchantent, et écrits, ravissent. Mais qu’est-ce, bon Dieu, quand ces poëtes se ravalent à composer une espèce de poésie, fort à la mode alors à Candaya, et qu’ils appelaient des seguidillas[2] ? Alors, c’était la danse des âmes, l’agitation des corps, le transport du rire, et finalement, le ravissement de tous les sens. Aussi dis-je, mes seigneurs, qu’on devrait à juste titre déporter ces poëtes et troubadours aux îles des Lézards[3]. Mais la faute n’est pas à eux ; elle est aux simples qui les louent, et aux niaises qui les croient. Si j’avais été aussi bonne duègne que je le devais, certes je ne me serais point émue à leurs bons mots fanés, et n’aurais point pris pour des vérités ces belles tournures, je vis en mourant, je brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j’espère sans espoir, je pars et je reste, ainsi que d’autres impossibilités de cette espèce, dont leurs écrits sont tout pleins. Et qu’arrive-t-il, lorsqu’ils promettent le phénix d’Arabie, la couronne d’Ariane, les chevaux du Soleil, les perles de la mer du Sud, l’or du Pactole et le baume de Pancaya ? C’est alors qu’ils font plus que jamais courir la plume, car rien ne leur coûte moins que de promettre ce qu’ils ne pourront jamais tenir. Mais que fais-je ? à quoi vais-je m’amuser, ô malheureuse ! quelle folie, quelle déraison, me fait conter les péchés d’autrui, quand j’ai tant à raconter des miens ? Malheur à moi ! ce ne sont pas les vers qui m’ont vaincue, mais ma simplicité ; ce ne sont pas les sérénades qui m’ont adoucie, mais mon impru-

  1. Ven, muerte, tan escondida
    Que no te sienta venir,
    Porque el placer del morir
    No me torne a dar la vida

    Ce quatrain fut d’abord écrit, avec une légère différence dans le second et le troisième vers, par le commandeur Escriba.

  2. Les seguidillas, qui commençaient à être à la mode au temps de Cervantès, et qu’on appelait aussi coplas de la seguida (couplets à la suite), sont de petites strophes en petits vers, ajustées sur une musique légère et rapide. Ce sont des danses aussi bien que des poésies.
  3. À des îles désertes.