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et la félicité de son esprit. Car il faut que vos grandeurs sachent, si cela ne leur cause point d’ennui, qu’il jouait d’une guitare à la faire parler ; de plus, qu’il était poëte et grand danseur, et qu’enfin il savait faire une cage d’oiseaux, si bien, qu’il aurait pu gagner sa vie rien qu’à cela, s’il se fût trouvé dans quelque extrême besoin. Et toutes ces qualités, tous ces mérites, sont plutôt capables de renverser une montagne, que non-seulement une faible jeune fille. Cependant, toute sa gentillesse, toutes ses grâces, tous ses talents, n’auraient pu suffire à faire capituler la forteresse de mon élève, si le voleur effronté n’eût employé l’artifice de me faire d’abord capituler moi-même. Ce vagabond dénaturé voulut d’abord amorcer mon goût et acquérir mes bonnes grâces, pour que moi, gouverneur infidèle, je lui livrasse les clefs de la forteresse dont la garde m’était confiée. Finalement, il me flatta l’intelligence et me dompta la volonté par je ne sais quelles amulettes qu’il me donna. Mais ce qui me fit surtout broncher et tomber par terre, ce furent certains couplets que je l’entendis chanter une nuit, d’une fenêtre grillée donnant sur une petite ruelle où il se promenait, lesquels couplets, si j’ai bonne mémoire, s’exprimaient ainsi :


« De ma douce ennemie, naît un mal qui perce l’âme, et, pour plus de tourment, elle exige qu’on le ressente et qu’on ne le dise pas[1]. »


La strophe me sembla d’or, et sa voix de miel ; et, depuis lors, en voyant le malheur où m’ont fait tomber ces vers et d’autres semblables, j’ai considéré qu’on devrait, comme le conseillait Platon, exiler les poëtes des républiques bien organisées, du moins les poëtes érotiques ; car ils écrivent des couplets, non pas comme ceux de la complainte du mar-

  1. De la dulce mi enemiga
    Nace un mal que al alma hiere,
    Y por mas tormento quiere
    Que se sienta y no se diga.

    Ce quatrain est traduit de l’italien. Voici l’original, tel que l’écrivit Serafino Aquilano.

     
    De la dolce mia nemica
    Nasce un duol ch’esser non suole
    Et per piu tormento vuole
    Che si senta e non si dica.