Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/390

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gneur Don Quichotte, que nous devons tous servir et chérir à cause de son excellent caractère, et de ses hauts exploits de chevalerie. Dites oui, mon fils, consentez à cette pénitence, et que le diable soit pour le diable, et la crainte pour le poltron, car la mauvaise fortune se brise contre le bon cœur, comme vous savez aussi bien que moi. »

Au lieu de répondre à ces propos, Sancho, perdant la tête, se tourna vers Merlin : « Dites-moi, seigneur Merlin, lui dit-il, quand le diable courrier est arrivé près de nous, il apportait à mon maître un message du seigneur Montésinos, qui lui recommandait de l’attendre ici, parce qu’il venait lui apprendre la façon de désenchanter madame Doña Dulcinée du Toboso ; mais jusqu’à présent nous n’avons vu ni Montésinos, ni rien de pareil. — Le diable, ami Sancho, répondit Merlin, est un ignorant et un grandissime vaurien. C’est moi qui l’ai envoyé à la recherche de votre maître, non pas avec un message de Montésinos, mais de moi, car Montésinos est dans sa caverne, attendant son désenchantement, auquel il reste encore la queue à écorcher. S’il vous doit quelque chose, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je vous l’amènerai et vous le livrerai où il vous plaira. Mais, quant à présent, consentez à cette discipline ; elle vous sera, croyez-m’en, d’un grand profit pour l’âme et pour le corps. Pour l’âme, en exerçant votre charité chrétienne ; pour le corps, parce que je sais que vous êtes de complexion sanguine, et qu’il n’y aura pas de mal de vous tirer un peu de sang. — Il y a bien des médecins dans ce monde, répliqua Sancho, et jusqu’aux enchanteurs qui se mêlent aussi d’exercer la médecine. Mais, puisque tout le monde me le dit, bien que je n’en voie rien, je réponds donc que je consens à me donner les trois mille trois cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai, quand et comme il me plaira, sans qu’on me fixe les jours, ni le temps ; mais je tâcherai d’acquitter la dette le plus tôt possible, afin que le monde jouisse de la beauté de madame Doña Dulcinée du Toboso, puisqu’il paraît, tout au rebours de ce que je pensais, qu’elle est effectivement fort belle. Une autre condition du marché, c’est que je ne serai pas tenu de me tirer du sang avec la discipline, et que si quelques coups ne font que chasser les mouches, ils entreront toujours en ligne de compte. Item, que si je me trompe sur le nombre, le seigneur Merlin, qui sait tout, aura soin de les compter, et de me faire savoir ceux qui manquent ou ceux qui sont de trop. — Des coups de trop, répondit Merlin, il ne sera pas nécessaire d’en donner avis ; car, en atteignant juste le nombre voulu, madame Dulcinée sera désenchantée à l’instant même, et, en femme reconnaissante, elle