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ne point avoir atteint vingt ans, ni être resté au-dessous de dix-sept. Près d’elle était un personnage enveloppé jusqu’aux pieds d’une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d’un voile noir.

Au moment où le char arriva juste en face du duc et de Don Quichotte, la musique des clairons cessa, et, bientôt après, celle des harpes et des luths dont on jouait sur le char même. Alors, se levant tout debout, le personnage à la longue robe l’écarta des deux côtés, et, soulevant le voile qui lui cachait le visage, il découvrit à tous les regards la figure même de la Mort, hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho trembla de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d’effroi. Cette mort vivante, s’étant levée sur ses pieds, commença, d’une voix endormie et d’une langue peu éveillée, à parler de la sorte :

« Je suis Merlin, celui que les histoires disent avoir eu le diable pour père (mensonge accrédité par le temps), prince de la magie, monarque et archive de la science zoroastrique, émule des âges et des siècles, qui prétendent engloutir les exploits des braves chevaliers errants, à qui j’ai toujours porté et porte encore une grande affection.

» Et, bien que l’humeur des enchanteurs, des mages et des magiciens soit toujours dure, âpre et rude, la mienne est douce, tendre, amoureuse, aimant à faire bien à toutes sortes de gens.

» Dans les obscures cavernes du Destin, où mon âme s’occupait à former des caractères et des figures magiques, est venue jusqu’à moi la voix dolente de la belle et sans pareille Dulcinée du Toboso.

» Je sus son enchantement et sa disgrâce, sa transformation de gentille dame en grossière villageoise : je fus ému de pitié, et, enfermant mon esprit dans le creux de cet horrible squelette, après avoir feuilleté cent mille livres de ma science diabolique et vaine, je viens donner le remède qui convient à un si grand mal, à une douleur si grande.

» Ô toi, honneur et gloire de tous ceux que revêtent les tuniques d’acier et de diamant, lumière, fanal, guide et boussole de ceux qui, laissant le lourd sommeil et la plume oisive, consentent à prendre l’intolérable métier des pesantes et sanglantes armes.

» À toi je dis, ô héros jamais dignement loué, vaillant tout à la fois et spirituel Don Quichotte, splendeur de la Manche, astre de l’Espagne, que, pour rendre à son premier état la sans pareille Dulcinée du Toboso, il faut que Sancho, ton écuyer, se donne trois mille trois cents coups de fouet sur ses deux larges fesses, découvertes à l’air, de façon qu’il lui en cuise et qu’il lui en reste des marques. C’est à cela que se résolvent tous