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qui doivent être nombreux et méchants. En bonne vérité, celle que j’ai vue était une paysanne ; pour paysanne je la pris, et pour paysanne je la tiens, et, si celle-là était Dulcinée, ma foi, ce n’est pas à moi qu’il en faut demander compte, ou nous verrions beau jeu. Autrement, on viendrait à tout bout de champ me chercher noise, Sancho l’a dit, Sancho l’a fait, Sancho tourne, Sancho vire, comme si Sancho était un je ne sais qui, et ne fût plus le même Sancho Panza qui court à travers le monde, imprimé en livres, à ce que m’a dit Samson Carrasco, qui est pour le moins une personne graduée de bachelier par Salamanque ; et ces gens-là ne peuvent mentir, si ce n’est quand il leur en prend fantaisie, ou qu’ils y trouvent leur profit. Ainsi donc, il n’y a pas de quoi me chercher chicane ; et puisque j’ai bon renom, et qu’à ce que j’ai ouï dire à mon seigneur, bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, qu’on me plante ce gouvernement sur la tête, et l’on verra des merveilles ; car qui a été bon écuyer sera bon gouverneur. — Tout ce qu’a dit jusqu’à présent le bon Sancho, répondit la duchesse, ce sont autant de sentences de Caton, ou tirées pour le moins des entrailles mêmes de Michel Vérino, florentibus occidit annis[1]. Enfin, enfin, pour parler à sa manière, sous un mauvais manteau se trouve souvent un bon buveur. — En vérité, madame, répliqua Sancho, de ma vie je n’ai bu par malice ; avec soif, cela pourrait bien être, car je n’ai rien d’hypocrite. Je bois quand j’en ai l’envie, et, si je ne l’ai pas, quand on me donne à boire, pour ne point faire le délicat ni paraître mal élevé. À une santé portée par un ami, quel cœur pourrait être assez de marbre pour ne pas rendre raison ? Mais, quoique je mette mes chausses, je ne les salis pas. D’ailleurs, les écuyers des chevaliers errants ne boivent guère que de l’eau, puisqu’ils sont toujours au milieu des forêts, des prairies, des montagnes et des rochers, sans trouver une pauvre charité de vin, quand même ils donneraient un œil pour la payer. — Je le crois bien, répondit la duchesse ; mais, quant à présent, Sancho peut aller

  1. Miguel Vérino, de Mayorque, était l’auteur d’un petit livre élémentaire, intitulé : De puerorum moribus disticha, qu’on apprenait anciennement aux écoliers. Cervantès, qui dut expliquer les distiques de Vérino dans la classe de son maître Juan Lopez de Hoyos, se sera souvenu également de son épitaphe, composée par Angel Policiano, et qui commence ainsi :

     
    Michael Verinus florentibus occidit annis,
    Moribus ambiguum major, an ingenio, etc.