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en est que celui qui ne peut être outragé ne peut outrager personne. Les femmes, les enfants, les prêtres, ne pouvant se défendre, même s’ils sont offensés, ne peuvent recevoir d’outrage. Entre l’affront et l’offense, il y a, en effet, cette différence-ci, comme votre excellence le sait mieux que moi : l’affront vient de la part de celui qui peut le faire, le fait et le soutient ; l’offense peut venir de la part de quiconque, sans causer d’affront. Par exemple : Quelqu’un est dans la rue, ne songeant à rien ; dix hommes viennent à main armée et lui donnent des coups de bâton ; il met l’épée à la main, et fait son devoir ; mais la multitude des ennemis l’empêche de remplir son intention, qui est de se venger. Celui-là a reçu une offense, mais pas un affront. Un autre exemple confirmera cette vérité. Quelqu’un tourne le dos ; un autre arrive par derrière, et le frappe avec un bâton ; mais, après l’avoir frappé, il se sauve sans l’attendre, et l’autre le poursuit sans pouvoir l’atteindre. Celui qui a reçu les coups de bâton a reçu une offense, mais non pas un affront, qui, pour être tel, doit être soutenu. Si celui qui a donné les coups, même à la dérobée, eût mis l’épée à la main, et fût resté de pied ferme, faisant tête à son ennemi, le battu serait resté avec une offense et un affront tout à la fois : avec une offense, parce qu’on l’aurait frappé par trahison ; avec un affront, parce que celui qui l’a frappé aurait soutenu ce qu’il avait fait, sans tourner le dos et de pied ferme. Ainsi, suivant les lois du maudit duel, j’ai pu recevoir une offense, mais non pas un affront. En effet, ni les enfants, ni les femmes, ne ressentent un outrage ; ils ne peuvent pas fuir, et n’ont aucune raison d’attendre. Il en est de même des ministres de la sainte religion, parce que ces trois espèces de personnes manquent d’armes offensives et défensives. Ainsi, bien qu’ils soient, par droit naturel, obligés de se défendre, ils ne le sont jamais d’offenser personne. Or donc, bien que j’aie dit tout à l’heure que je pouvais avoir été offensé, je dis maintenant que je n’ai pu l’être en aucune façon ; car, qui ne peut recevoir d’affront peut encore moins en faire. Par toutes ces raisons je ne dois pas ressentir, et ne ressens pas, en effet, ceux que j’ai reçus de ce brave homme. Seulement, j’aurais voulu qu’il attendît un peu, pour que je lui fisse comprendre l’erreur où il est en pensant et disant qu’il n’y a point eu, et qu’il n’y a point de chevaliers errants en ce monde. Si Amadis ou quelque rejeton de son infinie progéniture eût entendu ce blasphème, je crois que sa révérence s’en fût mal trouvée. — Oh ! je le jure, moi, s’écria Sancho ; ils vous lui eussent appliqué un fendant qui l’aurait ouvert de haut en bas, comme une grenade ou comme un melon bien mûr. C’étaient des gens, ma foi, à souffrir