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Don Quichotte, d’après la maxime : Quando caput dolet, etc.[1] — Je n’entends pas d’autre langue que la mienne, répondit Sancho. — Je veux dire, reprit Don Quichotte, que quand la tête a mal tous les membres souffrent. Ainsi, puisque je suis ton maître et seigneur, je suis ta tête, et tu es ma partie étant mon valet. Par cette raison, le mal que je ressens doit te faire mal, comme le tien à moi. — C’est ce qui devrait être, repartit Sancho ; mais pendant qu’on me bernait, moi membre, ma tête était derrière le mur qui me regardait voler par les airs sans éprouver la moindre douleur. Et puisque les membres sont obligés de sentir le mal de la tête, elle, à son tour, devrait être obligée de sentir leur mal. — Voudrais-tu dire à présent, Sancho, répondit Don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu’on te bernait ? Si tu le dis, cesse de le dire et de le penser, car j’éprouvais alors plus de douleur dans mon esprit que toi dans ton corps. Mais laissons cela pour le moment, un temps viendra où nous pourrons peser la chose et la mettre à son vrai point. Dis-moi maintenant, ami Sancho, qu’est-ce qu’on dit de moi dans le pays ? en quelle opinion suis-je parmi le vulgaire, parmi les hidalgos, parmi les chevaliers ? Que dit-on de ma valeur, de mes exploits, de ma courtoisie ? Comment parle-t-on de la résolution que j’ai prise de ressusciter et de rendre au monde l’ordre oublié de la chevalerie errante ? Finalement, Sancho, je veux que tu me dises à ce propos tout ce qui est venu à tes oreilles, et cela sans ajouter au bien, sans ôter au mal la moindre chose. Il appartient à un loyal vassal de dire à son seigneur la vérité, de la lui montrer sous son véritable visage, sans que l’adulation l’augmente ou qu’un vain respect la diminue. Et je veux que tu saches, Sancho, que, si la vérité arrivait à l’oreille des princes toute nue et sans les ornements de la flatterie, on verrait courir d’autres siècles, et d’autres âges passeraient pour l’âge de fer avant le nôtre, que j’imagine devoir être l’âge d’or. Que ceci te serve d’avertissement, Sancho, pour qu’avec bon sens et bonne intention tu rendes à mes oreilles la vérité que tu peux savoir sur tout ce que je t’ai demandé.

— C’est ce que je ferai bien volontiers, mon seigneur, répondit Sancho, à condition que votre grâce ne se fâchera pas de ce que je dirai, puisque vous voulez que je dise les choses toutes nues et sans autres ha-

  1. Quando caput dolet, cætera membra dolent.