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enchanteurs, mais à quelque pêcheur de cette rivière, où l’on prend les meilleures aloses du monde. »

Sancho disait cela tout en attachant les bêtes, qu’il laissait à l’abandon sous la protection des enchanteurs, au grand regret de son âme. Don Quichotte lui dit : « Ne te mets pas en peine de l’abandon de ces animaux ; celui qui va nous conduire par de si lointaines régions aura soin de pourvoir à leur subsistance. — Je ne comprends pas ce mot de lointaines, dit Sancho, et ne l’ai pas ouï dire en tous les jours de ma vie. — Lointaines, reprit Don Quichotte, veut dire éloignées. Il n’est pas étonnant que tu n’entendes pas ce mot, car tu n’es pas obligé de savoir le latin, comme d’autres se piquent de le savoir, tout en l’ignorant[1]. — Voilà les bêtes attachées, dit Sancho ; que faut-il faire maintenant ? — Que faut-il faire ? répondit Don Quichotte ; le signe de la croix, et lever l’ancre ; je veux dire nous embarquer et couper l’amarre qui attache ce bateau. » Aussitôt il sauta dedans, suivi de Sancho, coupa la corde, et le bateau s’éloigna peu à peu de la rive. Lorsque Sancho se vit à deux toises en pleine eau, il se mit à trembler, se croyant perdu ; mais rien ne lui faisait plus de peine que d’entendre braire le grison et de voir que Rossinante se démenait pour se détacher. Il dit à son seigneur : « Le grison gémit, touché de notre absence, et Rossinante veut se mettre en liberté pour se jeter après nous. Ô très-chers amis, demeurez en paix, et puisse la folie qui nous éloigne de vous, se désabusant enfin, nous ramener en

  1. Il y a dans l’original longincuos, mot pédantesque dont l’équivalent manque en français.