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on t’appelât seigneurie, c’est maintenant que tu me quittes ! Tu t’en vas à présent, lorsque j’avais fermement résolu de te faire seigneur de la meilleure île du monde ! Enfin, comme tu l’as dit mainte autre fois, le miel n’est pas fait pour la bouche de l’âne. Âne tu es, âne tu seras, et âne tu mourras, quand finira le cours de ta vie ; car, à mon avis, elle atteindra son dernier terme avant que tu t’aperçoives que tu n’es qu’une bête. »

Sancho regardait fixement Don Quichotte, pendant que celui-ci lui adressait ces amers reproches ; il se sentit pris de tels regrets, de tels remords, que les larmes lui vinrent aux yeux. « Mon bon seigneur, lui dit-il d’une voix dolente et entrecoupée, je confesse que, pour être âne tout à fait, il ne me manque que la queue : si votre grâce veut me la mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme baudet, en bête de somme, tous les jours qui me resteront à vivre. Que votre grâce me pardonne, et prenne pitié de ma jeunesse. Faites attention que je ne sais pas grand’chose, et que, si je parle beaucoup, c’est plutôt par infirmité que par malice. Mais qui pèche et s’amende, à Dieu se recommande. — J’aurais été bien surpris, Sancho, dit Don Quichotte, que tu ne mêlasses pas quelque petit proverbe à ton dialogue. Allons, je te pardonne, pourvu que tu te corriges et que tu ne te montres pas désormais si ami de ton in-