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cents hommes, armés de toutes sortes d’armes, comme qui dirait d’arbalètes, de pertuisanes, de piques, de hallebardes, avec quelques arquebuses et bon nombre de boucliers. Il descendit la côte, et s’approcha si près du bataillon, qu’il put distinctement voir les bannières, reconnaître leurs couleurs, et lire les devises qu’elles portaient. Il en remarqua une principalement qui se déployait sur un étendard ou guidon de satin blanc. On y avait peint très au naturel un âne en miniature, la tête haute, la bouche ouverte et la langue dehors, dans la posture d’un âne qui brait. Autour étaient écrits en grandes lettres ces deux vers : « Ce n’est pas pour rien qu’ont brait l’un et l’autre alcalde[1]. »

À la vue de cet insigne, Don Quichotte jugea que ces gens armés devaient appartenir au village du braiment, et il le dit à Sancho, en lui expliquant ce qui était écrit sur l’étendard. Il ajouta que l’homme qui leur avait donné connaissance de cette histoire s’était trompé en disant que c’étaient deux régidors qui avaient brait, puisque, d’après les vers de l’étendard, ç’avaient été deux alcaldes. « Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas y regarder de si près, car il est possible que les régidors qui brayèrent alors soient devenus, avec le temps, alcaldes de leur village[2], et dès-lors on peut leur donner les deux titres. D’ailleurs, qu’importe à la vérité de l’histoire que les brayeurs soient alcaldes ou régidors, pourvu qu’ils aient réellement brait ? Un alcade est aussi bon pour braire qu’un régidor[3]. »

Finalement, ils reconnurent et apprirent que les gens du village persiflé s’étaient mis en campagne pour combattre un autre village qui les persiflait plus que n’exigeaient la justice et le bon voisinage. Don Quichotte s’approcha d’eux, au grand déplaisir de Sancho, qui n’eut jamais un goût prononcé pour de semblables rencontres. Ceux du bataillon le re-

  1. No rebuznaron en valde
    El uno y el otro alcalde.

  2. Les alcaldes sont en effet élus parmi les régidors.
  3. Dans le roman de Persilès et Sigismonde (liv. III, chap. x), Cervantès raconte qu’un alcalde envoya le crieur public (pregonero) chercher deux ânes pour promener dans les rues deux vagabonds condamnés au fouet. « Seigneur alcalde, dit le crieur à son retour, je n’ai pas trouvé d’ânes sur la place, si ce n’est les deux régidors Berrueco et Crespo qui s’y promènent. — Ce sont des ânes que je vous envoyais chercher, imbécile, répondit l’alcalde, et non des régidors. Mais retournez et amenez-les-moi : qu’ils se trouvent présents au prononcé de la sentence. Il ne sera pas dit qu’on n’aura pu l’exécuter faute d’ânes, car, grâces au ciel, ils ne manquent pas dans le pays. »