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il lui semblait hors de croyance qu’un singe devinât ni les choses futures, ni les choses passées. Aussi, tandis que maître Pierre ajustait les pièces de son théâtre, il se retira avec Sancho dans un coin de l’écurie, où, sans pouvoir être entendu de personne, il lui dit : « Écoute, Sancho, j’ai bien mûrement considéré l’étrange talent de ce singe, et je m’imagine que ce maître Pierre, son maître, aura sans doute fait quelque pacte exprès ou tacite avec le diable. — Si la pâte est épaisse et faite par le diable, dit Sancho, cela fera, je suppose, un pain fort sale. Mais quel profit peut trouver maître Pierre à manier ces pâtes ? — Tu ne m’as pas compris, Sancho, reprit Don Quichotte, je veux dire que maître Pierre doit avoir fait quelque arrangement avec le démon, pour que celui-ci mette ce talent dans le corps du singe, qui lui fera gagner sa vie, et, quand il sera riche, il livrera en échange son âme au démon, chose que vise et poursuit toujours cet universel ennemi du genre humain. Ce qui me fait croire cela, c’est de voir que le singe ne répond qu’aux choses passées ou présentes, et la science du diable, en effet, ne s’étend pas plus loin. Les choses à venir, il ne les sait pas, si ce n’est par conjecture, et encore fort rarement ; à Dieu seul est réservée la connaissance des temps ; pour lui il n’y a ni passé, ni futur ; tout est présent. S’il en est ainsi, il est clair que ce singe ne parle qu’avec l’aide du diable, et je suis étonné qu’on ne l’ait pas traduit déjà devant le saint-office, pour l’examiner et tirer à clair en vertu de quel pouvoir il devine les choses. Je suis en effet certain que ce singe n’est point astrologue, et que ni lui ni son maître ne savent ce qu’on appelle dresser ces figures judiciaires[1], si à la mode maintenant en Espagne, qu’il n’y a pas une femmelette, pas un petit page, pas un savetier, qui ne se piquent de savoir dresser une figure, comme s’il s’agissait de relever une carte tombée par terre, compromettant ainsi par leur ignorance et leurs mensonges la merveilleuse vérité de la science. Je connais une dame qui demanda à l’un de ces tireurs d’horoscope si une petite chienne de manchon qu’elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, en quel nombre et de quelle couleur seraient ses petits. Le seigneur astrologue, après avoir dressé sa figure, répondit que la bichonne deviendrait

  1. Alzar ou levantar figuras judiciarias. On appelait ainsi, parmi les astrologues, au dire de Covarrubias, la manière de déterminer la position des douze figures du zodiaque, des planètes et des étoiles fixes, à un moment précis, pour tirer un horoscope.