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des chants funèbres sur le corps et le cœur pitoyable de son cousin. « Si elle vous a paru quelque peu laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu’elle en avait la réputation, c’est à cause des mauvais jours et des pires nuits qu’elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu’il n’en est plus question pour elle, mais de l’affliction qu’éprouve son cœur à la vue de celui qu’elle porte incessamment à la main, et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce, en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans tous ces environs et dans le monde entier. »

« Halte-là ! m’écriai-je alors, seigneur Don Montésinos ; que votre grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute comparaison est odieuse, et qu’ainsi l’on ne doit comparer personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu’elle est, madame Doña Bélerme ce qu’elle est et ce qu’elle a été, et restons-en là. — Seigneur Don Quichotte, me répondit-il, que votre grâce me pardonne. Je confesse que j’ai eu tort, et que j’ai mal fait de dire qu’à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme, car il me suffisait d’avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que votre grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt que de la comparer à personne, si ce n’est au ciel même. »

« Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon cœur, et me remit de l’agitation que j’avais éprouvée en entendant comparer ma dame avec Bélerme. — Je m’étonne même, dit alors Sancho, que votre grâce ait pu s’empêcher de monter sur l’estomac du bonhomme, de lui moudre les os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en laisser un poil au menton. — Non pas, ami Sancho, répondit Don Quichotte ; c’eût été mal à moi d’agir ainsi ; car nous sommes tous tenus de respecter les vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore lorsqu’ils le sont, et qu’ils sont enchantés par-dessus le compte. Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l’un avec l’autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous sommes mutuellement adressées. »

Le cousin dit alors : « Je ne sais en vérité, seigneur Don Quichotte, comment votre grâce, depuis si peu de temps qu’elle est descendue là au fond, a pu voir tant de choses, a pu tant écouter et tant répondre.