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que Dieu réunit, l’homme ne peut les séparer[1] ; et celui qui voudrait l’essayer aura d’abord affaire à la pointe de cette lance. » En disant cela, il brandit sa pique avec tant de force et d’adresse, qu’il frappa de crainte tous ceux qui ne le connaissaient pas. D’une autre part, l’indifférence de Quitéria fit une si vive impression sur l’imagination de Camache, qu’en un instant elle effaça tout amour de son cœur. Aussi se laissa-t-il toucher par les exhortations du curé, homme prudent et de bonnes intentions, qui parvint à calmer Camache et ceux de son parti. En signe de paix, ils remirent les épées dans le fourreau, accusant plutôt la facilité de Quitéria que l’industrie de Basile. Camache fit même la réflexion que, si Quitéria aimait Basile avant d’être mariée, elle l’eût aimé encore après, et qu’il devait plutôt rendre grâce au ciel de ce qu’il la lui enlevait, que de ce qu’il la lui avait donnée.

Camache consolé, et la paix rétablie parmi ses hommes d’armes, les amis de Basile se calmèrent aussi, et le riche Camache, pour montrer qu’il ne conservait ni ressentiment ni regrets, voulut que les fêtes continuassent, comme s’il se fût marié réellement. Mais ni Basile, ni son épouse et ses amis ne voulurent y assister. Ils partirent pour le village de Basile, car les pauvres qui ont du talent et de la vertu trouvent aussi des gens pour les accompagner, les soutenir et leur faire honneur, comme les riches en trouvent pour les flatter et leur faire entourage. Ils emmenèrent avec eux Don Quichotte, le tenant pour homme de cœur, et, comme on dit, de poil sur l’estomac. Le seul Sancho sentit son âme s’obscurcir quand il se vit dans l’impuissance d’attendre le splendide festin et les fêtes de Camache, qui durèrent jusqu’à la nuit. Il suivit donc tristement son seigneur, qui s’en allait avec la compagnie de Basile, laissant derrière lui, bien qu’il les portât au fond de l’âme, les marmites d’Égypte[2], dont l’écume presque achevée, qu’il emportait dans la casse-

  1. Il y a dans cette phrase une allusion à la parabole qu’adressa le prophète Nathan à David, après le rapt de la femme d’Urias ; et une autre allusion à ces paroles de l’Évangile, Quod Deus conjunxit, homo non separet. (Saint Matthieu, chapitre xix)
  2. Après leur sortie d’Égypte, les Israélites disaient dans le désert : Quando sedebamus super ollas carnium et comedebamus panem in saturitate. (Exode, chapitre xvi.)