Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/227

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cris, et ils distinguèrent qu’on disait : « Attendez, attendez un peu, gens inconsidérés autant qu’empressés. » À ces cris, à ces paroles, tous les assistants tournèrent la tête, et l’on vit paraître un homme vêtu d’une longue casaque noire, garnie de bandes en soie couleur de feu. Il portait sur le front (comme on le vit bientôt) une couronne de funeste cyprès, et dans la main un long bâton. Dès qu’il fut proche, tout le monde le reconnut pour le beau berger Basile, et, craignant quelque événement fâcheux de sa venue en un tel moment, tout le monde attendit dans le silence où aboutiraient ses cris et ses vagues paroles. Il arriva enfin, essoufflé, hors d’haleine ; il s’avança en face des mariés, et, fichant en terre son bâton, qui se terminait par une pointe d’acier, le visage pâle, les yeux fixés sur Quitéria, il lui dit, d’une voix sourde et tremblante : « Tu sais bien, ingrate Quitéria, que, suivant la sainte loi que nous professons, tu ne peux, tant que je vivrai, prendre d’époux ; tu n’ignores pas non plus que, pour attendre du temps et de ma diligence l’accroissement de ma fortune, je n’ai pas voulu manquer au respect qu’exigeait ton honneur. Mais toi, foulant aux pieds tous les engagements que tu avais pris envers mes honnêtes désirs, tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui est à moi, un autre auquel ses richesses ne donnent pas seulement une grande fortune, mais un plus grand bonheur. Eh bien ! pour que son bonheur soit au comble (non que je pense qu’il le mérite, mais parce que les cieux veulent le lui donner), je vais, de mes propres mains, détruire l’impossibilité ou l’obstacle qui s’y oppose, en m’ôtant d’entre vous deux. Vive, vive le riche Camache, avec l’ingrate Quitéria, de longues et heureuses années ; et meure le pauvre Basile, dont la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l’a précipité dans la tombe. » En disant cela, il saisit son bâton, le sépara en deux moitiés, dont l’une demeura fichée en terre, et il en tira une courte épée à laquelle ce bâton servait de fourreau ; puis, appuyant par terre ce qu’on pouvait appeler la poignée, il se jeta sur la pointe avec autant de promptitude que de résolution. Aussitôt une moitié de lame sanglante sortit derrière ses épaules, et le malheureux, baigné dans son sang, demeura étendu sur la place, ainsi percé de ses propres armes.

Ses amis accoururent aussitôt pour lui porter secours, touchés de sa misère et de sa déplorable aventure. Don Quichotte, laissant Rossinante, s’élança des premiers, et prenant Basile dans ses bras, il trouva qu’il n’avait pas encore rendu l’âme. On voulait lui retirer l’épée de la poitrine ; mais le curé s’y opposa jusqu’à ce qu’il l’eût confessé, craignant