Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’eux lui dit : « Si votre grâce, seigneur chevalier, ne suit aucun chemin fixe, comme ont coutume de faire ceux qui cherchent des aventures, venez avec nous, et vous verrez une des noces les plus belles et les plus riches qu’on ait célébrées jusqu’à ce jour dans la Manche et à plusieurs lieues à la ronde. » Don Quichotte demanda s’il s’agissait des noces de quelque prince pour en faire un si grand récit. « Non, répondit l’étudiant, ce ne sont que les noces d’un paysan et d’une paysanne ; l’un est le plus riche de tout ce pays, l’autre, la plus belle qu’aient vue les hommes. On va célébrer leur mariage avec une pompe extraordinaire et nouvelle ; car les noces se feront dans un pré qui touche au village de la fiancée, qu’on appelle par excellence Quitéria la belle. Le fiancé se nomme Camache le riche. Elle a dix-huit ans, lui vingt-deux ; tous deux égaux de condition, bien que des gens curieux, qui savent par cœur les filiations du monde entier, prétendent que la belle Quitéria l’emporte en ce point sur Camache. Mais il ne faut pas regarder à cela ; les richesses sont assez puissantes pour boucher et aplanir bien des trous. En effet, ce Camache est libéral ; et il lui a pris fantaisie de faire couvrir tout le pré avec des branches d’arbres, de façon que le soleil aura de la peine à réussir s’il veut visiter l’herbe fraîche dont la terre est couverte. Il a fait aussi composer des danses, tant à l’épée qu’aux petits grelots[1], car il y a dans son village des gens qui savent merveilleusement les faire sonner. Pour les danseurs aux souliers[2], je n’en dis rien, il en a commandé un monde. Mais pourtant, de toutes les choses que j’ai mentionnées et de bien d’autres que j’ai passées sous silence, aucune, à ce que j’imagine, ne rendra ses noces aussi mémorables que les équipées qu’y fera sans doute le désespéré Basile. Ce Basile est un jeune berger habitant le village même de Quitéria, où il avait sa maison porte à porte avec celle des parents de la belle paysanne. L’amour prit de là occasion de rappeler au monde l’histoire oubliée de Pyrame et Thisbé, car Basile devint amoureux de

  1. On appelait danses à l’épée (danzas de espadas), certaines évolutions que faisaient, au son de la musique, des quadrilles d’hommes vêtus en toile blanche et armés d’épées nues. — Les danses aux petits grelots (danzas de cascabel menudo) étaient dansées par des hommes qui portaient aux jarrets des colliers de grelots, dont le bruit accompagnait leurs pas. Ces deux danses sont fort anciennes en Espagne.
  2. On appelait danseurs aux souliers (zapateadores) ceux qui exécutaient une danse de village, dans laquelle ils marquaient la mesure en frappant de la main sur leurs souliers.