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Après cela, Don Lorenzo alla, comme on l’a dit, faire compagnie à Don Quichotte, et, dans la conversation qu’ils eurent ensemble, Don Quichotte dit, entre autres choses, à Don Lorenzo : « Le seigneur Don Diégo de Miranda, père de votre grâce, m’a fait part du rare talent et de l’esprit ingénieux que vous possédez ; il m’a dit surtout que votre grâce est un grand poëte. — Poëte, c’est possible, répondit Don Lorenzo ; mais grand, je ne m’en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de la poésie, et que j’aime à lire les bons poëtes ; mais ce n’est pas une raison pour qu’on me donne le nom de grand poëte, comme a dit mon père. — Cette humilité me plaît, répondit Don Quichotte, car il n’y a pas de poëte qui ne soit arrogant, et ne pense de lui-même qu’il est le premier poëte du monde. — Il n’y a pas non plus de règle sans exception, reprit Don Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas l’être. — Peu seront dans ce cas, répondit Don Quichotte ; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier, et qui vous tiennent, à ce que m’a dit votre père, un peu soucieux et préoccupé ? Si c’est quelque glose, par hasard, je m’entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de les voir. S’il s’agit d’une joute littéraire[1], que votre grâce tâche d’avoir le second prix ; car le premier se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s’obtient que par stricte justice, de manière que le troisième devient le second, et que le premier, à ce compte, n’est plus que le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les universités. Mais cependant, c’est une grande chose que le nom de premier prix. » « Jusqu’à présent, se dit tout bas Don Lorenzo, je ne puis vous prendre pour fou ; continuons. » « Il me sem-

  1. Les joutes littéraires étaient encore fort à la mode au temps de Cervantès, qui avait lui-même, étant à Séville, remporté le premier prix à un concours ouvert à Saragosse pour la canonisation de saint Hyacinthe, et qui concourut encore, vers la fin de sa vie, dans la joute ouverte pour l’éloge de sainte Thérèse. Il y eut, à la mort de Lope de Véga, une joute de cette espèce pour célébrer ses louanges, et les meilleures pièces du concours furent réunies sous le titre de Fama postuma. — Cristoval Suarez de Figuéroa dit, dans son Pasagero (Alivio 3) : « Pour une joute, qui eut lieu ces jours passés en l’honneur de saint Antoine de Padoue, cinq mille pièces de vers sont arrivées au concours ; de façon qu’après avoir tapissé deux cloîtres et la nef de l’église avec les plus élégantes de ces poésies, il en est resté de quoi remplir cent autres monastères. »