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bon chrétien ; alors il remplira convenablement son devoir. Mais que le chevalier errant cherche les extrémités du monde, qu’il pénètre dans les labyrinthes les plus inextricables, qu’il affronte à chaque pas l’impossible, qu’il résiste, au milieu des déserts, aux ardents rayons du soleil dans la canicule, et, pendant l’hiver, à l’âpre inclémence des vents et de la gelée, qu’il ne s’effraie pas des lions, qu’il ne tremble pas en face des vampires et des andriaques ; car chercher ceux-ci, braver ceux-là, et tout vaincre, voilà ses principaux et véritables exercices. Moi donc, puisqu’il m’est échu en partage d’être membre de la chevalerie errante, je ne puis me dispenser d’entreprendre tout ce qui me semble tomber sous la juridiction de ma profession. Ainsi, il m’appartenait directement d’attaquer ces lions tout à l’heure, quoique je connusse que c’était une témérité sans borne. Je sais bien, en effet, ce que c’est que la valeur : c’est une vertu placée entre deux vices extrêmes, la lâcheté et la témérité. Mais il est moins mal à l’homme vaillant de monter jusqu’à toucher le point où il serait téméraire, que de descendre jusqu’à toucher le point où il serait lâche. Car, ainsi qu’il est plus facile au prodigue qu’à l’avare de devenir libéral, il est plus facile au téméraire de se faire véritablement brave, qu’au lâche de monter à la véritable valeur. Quant à ce qui est d’affronter des aventures, croyez-moi, seigneur Don Diégo, il y a plus à perdre en reculant qu’en avançant ; car lorsqu’on dit : « ce chevalier est audacieux et téméraire, » cela résonne mieux aux oreilles des gens que de dire : « ce chevalier est timide et poltron. » — J’affirme, seigneur Don Quichotte, répondit Don Diégo, que tout ce qu’a dit et fait votre grâce est tiré au cordeau de la droite raison, et je suis convaincu que, si les lois et les règlements de la chevalerie venaient à se perdre, ils se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dépôt naturel et leurs propres archives. Mais pressons-nous un peu, car il se fait tard, d’arriver à mon village et à ma maison ; là, votre grâce se reposera du travail passé, qui, s’il n’a pas fatigué le corps, a du moins fatigué l’esprit, ce qui cause aussi d’habitude la fatigue du corps. — Je tiens l’invitation à grand honneur et à grand’merci, seigneur Don Diégo, répondit Don Quichotte. » Ils se mirent alors à piquer leurs montures un peu plus qu’auparavant,

    à quadrille. Les joutes, d’ailleurs, n’étaient jamais qu’un combat à cheval et à la lance ; les tournois, nom général des exercices chevaleresques, comprenaient toute espèce de combats.