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je ne suis pas aussi fou, pas aussi timbré que je dois en avoir l’air. Il sied bien à un brillant chevalier de donner, au milieu de la place et sous les yeux de son roi, un heureux coup de lance à un brave taureau[1] ; il sied bien à un chevalier, couvert d’armes resplendissantes, de parcourir la lice, devant les dames, dans de joyeux tournois ; il sied bien, enfin, à tous ces chevaliers d’amuser la cour de leurs princes, et de l’honorer, si l’on peut ainsi dire, par tous ces exercices en apparence militaires. Mais il sied mieux encore à un chevalier errant d’aller par les solitudes, les déserts, les croisières de chemins, les forêts et les montagnes, chercher de périlleuses aventures avec le désir de leur donner une heureuse issue, seulement pour acquérir une célébrité glorieuse et durable. Il sied mieux, dis-je, à un chevalier errant de secourir une veuve dans quelque désert inhabitable, qu’à un chevalier de cour de séduire une jeune fille dans le sein des cités. Tous les chevaliers, d’ailleurs, ont leurs exercices particuliers. Que celui de cour serve les dames, qu’il rehausse par ses livrées la cour de son roi, qu’il défraie les gentilshommes pauvres au splendide service de sa table, qu’il porte un défi dans une joute, qu’il soit tenant dans un tournoi[2], qu’il se montre grand, libéral, magnifique, et surtout

  1. Avant d’être abandonnées à des gladiateurs à gages, les courses de taureaux furent longtemps, en Espagne, l’exercice favori de la noblesse, et le plus galant divertissement de la cour. Il en est fait mention dans la chronique latine d’Alphonse VII, où l’on rapporte les fêtes données à Léon, en 1141, pour le mariage de l’infante Doña Urraca avec Don Garcia, roi de Navarre : Alii, latratu canum provocatis tauris protento venabulo occidebant. Depuis lors, la mode en devint générale, des règles s’établirent pour cette espèce de combat, et plusieurs gentilshommes y acquirent une grande célébrité. Don Luis Zapata, dans un curieux chapitre de sa Miscelanea, intitulé de toros y toreros, dit que Charles-Quint lui-même combattit à Valladolid, devant l’impératrice et les dames, un grand taureau noir nommé Mahomet. Les accidents étaient fort communs, et souvent le sang des hommes rougissait l’arène. Les chroniqueurs sont pleins de ces récits tragiques, et il suffit de citer les paroles du P. Pédro Guzman, qui disait, dans son livre Bienes del honesto trabajo (discurso V)… « Il est avéré qu’en Espagne il meurt, dans ces exercices, une année dans l’autre, deux à trois cents personnes… » Mais ni les remontrances des cortès, ni les anathèmes du saint-siège, ni les tentatives de prohibitions faites par l’autorité royale, n’ont pu seulement refroidir le goût forcené qu’ont les Espagnols pour les courses de taureaux.
  2. La différence qu’il y avait entre les joutes (justas), et les tournois (torneos), c’est que, dans les joutes, on combattait un à un, et, dans les tournois, de quadrille