Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/172

Cette page a été validée par deux contributeurs.

allemand parce qu’il écrit dans sa langue, ni le Castillan, ni même le Biscayen, parce qu’il écrit dans la sienne. Mais, à ce que je m’imagine, votre fils, seigneur, ne doit pas être indisposé contre la poésie vulgaire ; c’est plutôt contre les poëtes qui sont de simples faiseurs de couplets, sans savoir d’autres langues ni posséder d’autres sciences, pour éveiller, soutenir et parer leur talent naturel. Et même en cela on peut se tromper ; car, suivant l’opinion bien fondée, le poëte naît[1] ; c’est-à-dire que, du ventre de sa mère, le poëte de nature sort poëte ; et avec cette seule inclination que lui donne le ciel, sans plus d’étude ni d’effort, il fait des choses qui justifient celui qui a dit : Est Deus in nobis, etc.[2]. J’ajoute encore que le poëte de nature, qui s’aidera de l’art, sera bien supérieur à celui qui veut être poëte uniquement parce qu’il connaît l’art. La raison en est que l’art ne l’emporte pas sur la nature, mais qu’il la perfectionne ; ainsi, que la nature se mêle à l’art et l’art à la nature, alors ils formeront un poëte parfait. Or donc, la conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c’est que vous laissiez cheminer votre fils par où l’entraîne son étoile. Puisqu’il est aussi bon étudiant qu’il puisse être, puisqu’il a heureusement franchi la première marche des sciences, qui est celle des langues anciennes, avec leur secours il montera de lui-même au faîte des lettres humaines, lesquelles siéent aussi bien à un gentilhomme de cape et d’épée, pour le parer, l’honorer et le grandir, que les mitres aux évêques, ou les toges aux habiles jurisconsultes. Grondez votre fils, seigneur, s’il fait des satires qui nuisent à la réputation d’autrui ; punissez-le et mettez son ouvrage en pièces. Mais s’il fait des sermons à la manière d’Horace, où il gourmande les vices en général, avec autant d’élégance que l’a fait son devancier, alors louez-le, car il est permis au poëte d’écrire contre l’envie, de déchirer les envieux dans ses vers, et de traiter ainsi tous les autres vices, pourvu qu’il ne désigne aucune personne. Mais il y a des poëtes qui, pour dire une malice, s’exposeraient à se faire exiler dans les îles du Pont[3]. Si le poëte est chaste dans ses mœurs, il le

  1. Nascuntur pœtae, fiunt oratores, a dit Quintilien.
  2. Ovide, Art d’aimer, liv. III, v. 547 ; et Fastes, liv. VI, v. 6.
  3. Allusion à l’exil d’Ovide, qui fut envoyé, non dans les îles, mais sur la côte occidentale du Pont. Ce ne fut pas non plus pour une parole maligne, mais pour un regard indiscret, qu’il fut exilé.

    Inscia quod crimen viderunt lumina, plector ;
    Peccatumque oculos est habuisse meum.

    (Tristes, eleg.3)