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prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours, ni publiée aux quatre coins des palais[1]. Elle est faite d’une alchimie de telle vertu, que celui qui la sait traiter la changera en or pur d’un prix inestimable. Il doit la tenir en laisse, et ne pas la laisser courir dans de honteuses satires ou des sonnets ignobles. Il ne faut la vendre en aucune façon, à moins que ce ne soit en poëmes héroïques, en lamentables tragédies, en comédies ingénieuses et divertissantes ; mais elle ne doit jamais tomber aux mains des baladins ou du vulgaire ignorant, qui ne sait ni reconnaître ni estimer les trésors qu’elle renferme. Et n’allez pas croire, seigneur, que j’appelle ici vulgaire seulement les gens du peuple et d’humble condition ; quiconque ne sait rien, fût-il seigneur et prince, doit être rangé dans le nombre du vulgaire. Ainsi donc, celui qui traitera la poésie avec toutes les qualités que je viens d’indiquer rendra son nom célèbre et honorable parmi toutes les nations policées de la terre. Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils n’estime pas beaucoup la poésie en langue castillane, j’aime à croire qu’il se trompe en ce point ; et voici ma raison : le grand Homère n’a pas écrit en latin, parce qu’il était grec, et Virgile n’a pas écrit en grec, parce qu’il était latin[2]. En un mot, tous les poëtes anciens écrivirent dans la langue qu’ils avaient tétée avec le lait, et ne s’en allèrent pas chercher les langues étrangères pour exprimer leurs hautes pensées. Puisqu’il en est ainsi, rien ne serait plus raisonnable que d’étendre cette coutume à toutes les nations, et de ne pas déprécier le poëte

  1. Cervantès avait déjà dit, dans sa nouvelle, La Gitanilla de Madrid : « La poésie est une belle fille, chaste, honnête, discrète, spirituelle, retenue… Elle est amie de la solitude ; les fontaines l’amusent, les prés la consolent, les arbres la désennuient, les fleurs la réjouissent, et finalement elle charme et enseigne tous ceux qui l’approchent. »
  2. Lope de Véga a répété littéralement la même expression dans le troisième acte de sa Dorotea. Il dit également, dans la dédicace de sa comédie El verdadero amante, adressée à son fils : « J’ai vu bien des gens qui, ne sachant pas leur langue, s’enorgueillissent de savoir le latin, et méprisent tout ce qui est langue vulgaire, sans se rappeler que les Grecs n’écrivirent point en latin, ni les Latins en grec… Le véritable poëte, duquel on a dit qu’il y en a un par siècle, écrit dans sa langue, et y est excellent, comme Pétrarque en Italie, Ronsard en France, et Garcilaso en Espagne. »