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sence, et de revenir en la vôtre, pour vous rendre un compte fidèle et complet de ce que vous demandez. — Il faut encore confesser et croire, ajouta Don Quichotte, que le chevalier que vous avez vaincu ne fut pas et ne put être Don Quichotte de la Manche, mais un autre qui lui ressemblait ; tout comme je confesse et crois que vous, qui ressemblez au bachelier Samson Carrasco, ne l’êtes pas cependant, mais un autre qui lui ressemble, et que mes ennemis me l’ont présenté sous la figure du bachelier pour calmer la fougue de ma colère, et me faire user avec douceur de la gloire du triomphe. — Tout cela, répondit le chevalier éreinté, je le confesse, je le juge et le sens, comme vous le croyez, jugez et sentez. Mais laissez-moi relever, je vous prie, si la douleur de ma chute le permet, car elle m’a mis en bien mauvais état. »

Don Quichotte l’aida à se relever, assisté de son écuyer Tomé Cécial, duquel Sancho n’ôtait pas les yeux, tout en lui faisant des questions dont les réponses prouvaient bien que c’était véritablement le Tomé Cécial qu’il se disait être. Mais l’impression qu’avait produite dans la pensée de Sancho l’assurance donnée par son maître que les enchanteurs avaient changé la figure du chevalier des Miroirs en celle du bachelier Carrasco, l’empêchait d’ajouter foi à la vérité qu’il avait sous les yeux.

Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, tandis que le chevalier des Miroirs et son écuyer, confus et rompus, s’éloignaient de Don Quichotte et de Sancho, dans l’intention de chercher quelque village où l’on pût graisser et remettre les côtes au blessé. Quant à Don Quichotte et à Sancho, ils reprirent leur chemin dans la direction de Saragosse, où l’histoire les laisse pour faire connaître qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer au nez effroyable[1].

  1. Dans cette aventure, si bien calquée sur toutes celles de la chevalerie errante, Cervantès use des richesses et des libertés de sa langue, qui, tout en fournissant beaucoup de mots pour une même chose, permet encore d’en inventer. Pour dire l’écuyer au grand nez, il a narigudo, narigante, narizado ; et quand le nez est tombé, il l’appelle desnarigado. À tous ces termes comiques, nous ne saurions opposer aucune expression analogue.