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Cela dit, ils allèrent chercher leurs écuyers, qu’ils trouvèrent dormant et ronflant, dans la même posture que celle qu’ils avaient quand le sommeil les surprit. Ils les éveillèrent, et leur commandèrent de tenir les chevaux prêts, parce qu’au lever du soleil, ils devaient se livrer ensemble un combat singulier, sanglant et formidable. À ces nouvelles, Sancho frissonna de surprise et de peur, tremblant pour le salut de son maître, à cause des actions de bravoure qu’il avait entendu conter du sien par l’écuyer du Bocage. Cependant, et sans mot dire, les deux écuyers s’en allèrent chercher leur troupeau de bêtes, car les trois chevaux et l’âne, après s’être flairés, paissaient tous ensemble.

Chemin faisant, l’écuyer du Bocage dit à Sancho : « Il faut que vous sachiez, frère, que les braves d’Andalousie ont pour coutume, quand ils sont parrains dans quelque duel, de ne pas rester les bras croisés tandis que les filleuls combattent[1]. Je dis cela pour que vous soyez averti que, tandis que nos maîtres ferrailleront, nous aurons, nous autres, à jouer aussi du couteau. — Cette coutume, seigneur écuyer, répondit Sancho, peut bien avoir cours parmi les bravaches dont vous parlez, mais parmi les écuyers de chevaliers errants, pas le moins du monde ; au moins je n’ai jamais ouï citer à mon maître une semblable coutume, lui qui sait par cœur tous les règlements de la chevalerie errante. D’ailleurs, je veux bien que ce soit une règle expresse de faire battre les écuyers tandis que leurs seigneurs se battent ; moi je ne veux pas la suivre ; j’aime mieux payer l’amende imposée aux écuyers pacifiques ; elle ne passera pas, j’en suis sûr, deux livres de cire[2], et je préfère payer les cierges, car je sais qu’ils me coûteront moins que la charpie qu’il faudrait acheter pour me panser la tête, que je tiens déjà pour cassée et fendue en deux. Il y a plus, c’est que je suis dans l’impossibilité de me battre, n’ayant pas d’épée, et de ma vie je n’en ai porté. — À cela, je sais un bon remède, répliqua l’écuyer du Bocage ; j’ai là deux sacs de toile de la même grandeur ; vous prendrez l’un, moi l’autre, et nous nous battrons à coups de sacs, avec des armes égales. — De cette façon-là, s’écria Sancho, à la bonne heure, car un tel combat nous servira plutôt à nous épousseter qu’à nous faire du mal. — Oh ! ce n’est pas ainsi que je l’entends, repartit

  1. Dans les duels, les Espagnols appellent parrains les témoins ou seconds.
  2. C’était l’amende ordinaire imposée aux membres d’une confrérie qui s’absentaient les jours de réunion.