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dans le trou[1]. Il vaut encore mieux battre en retraite, sur la pointe du pied, et regagner nos gîtes ; car qui cherche les aventures ne les trouve pas toujours bien mûres. »

Tout en parlant, Sancho paraissait de temps à autre cracher une certaine espèce de salive un peu sèche et collante. Le charitable écuyer s’en aperçut : « Il me semble, dit-il, qu’à force de jaser nos langues s’épaississent et nous collent au palais. Mais je porte à l’arçon de ma selle un remède à décoller la langue, qui n’est pas à dédaigner. » Cela dit, il se leva, et revint, un instant après, avec une grande outre de vin et un pâté long d’une demi-aune. Et ce n’est pas une exagération, car il était fait d’un lapin de choux d’une telle grosseur, que Sancho, quand il toucha le pâté, crut qu’il y avait dedans, non pas un chevreau, mais un bouc. Aussi il s’écria : « C’est cela que porte votre grâce en voyage, seigneur ? — Eh bien, que pensiez-vous donc ? répondit l’autre ; suis-je, par hasard, quelque écuyer au pain et à l’eau ? Oh ! je porte plus de provisions sur la croupe de mon bidet qu’un général en campagne. »

Sancho mangea sans se faire prier davantage. Favorisé par la nuit, il avalait en cachette des morceaux gros comme le poing. « On voit bien, dit-il, que votre grâce est un écuyer fidèle et légal, en bonne forme et de bon aloi, généreux et magnifique, comme le prouve ce banquet, qui, s’il n’est pas arrivé par voie d’enchantement, en a du moins tout l’air. Ce n’est pas comme moi, chétif et misérable, qui n’ai dans mon bissac qu’un morceau de fromage, si dur qu’on en pourrait casser la tête à un géant, avec quatre douzaines de caroubes qui lui font compagnie, et autant de noix et de noisettes, grâce à la détresse de mon maître, et à l’opinion qu’il s’est faite, et qu’il observe comme article de foi, que les chevaliers errants ne doivent se nourrir que de fruits secs et d’herbes des champs.

— Par ma foi, frère, répliqua l’autre écuyer, je n’ai pas l’estomac fait aux chardons et aux poires sauvages, non plus qu’aux racines des bois. Que nos maîtres aient tant qu’ils voudront des opinions et des lois chevaleresques, et qu’ils mangent ce qui leur conviendra. Quant à moi, je porte des viandes froides pour l’occasion, ainsi que cette outre pendue à l’arçon de la selle. J’ai pour elle tant de dévotion et d’amour, qu’il ne se passe

    cruelle, puis une allusion assez peu claire, du moins en français, sur le déguisement et la feinte histoire de son chevalier.

  1. Saint Matthieu, chap. xv, vers. 14.