Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/131

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sées, car l’abondance du cœur fait parler la langue[1]. » Sancho voulait répliquer à son maître, mais il en fut empêché par la voix du chevalier du Bocage, laquelle n’était ni bonne ni mauvaise. Ils prêtèrent tous deux attention et l’entendirent chanter ce


SONNET.

« Donnez-moi, madame, une ligne à suivre, tracée suivant votre volonté ; la mienne s’y conformera tellement que jamais elle ne s’en écartera d’un point.

» Si vous voulez que, taisant mon martyre, je meure, comptez-moi déjà pour trépassé, et si vous voulez que je vous le confie d’une manière inusitée, je ferai en sorte que l’amour lui-même parle pour moi.

» Je suis devenu à l’épreuve des contraires, de cire molle et de dur diamant, et aux lois de l’amour mon âme se résigne.

» Mol ou dur, je vous offre mon cœur ; taillez ou gravez-y ce qui vous fera plaisir ; je jure de le garder éternellement. »

Avec un hélas ! qui semblait arraché du fond de ses entrailles, le chevalier du Bocage termina son chant ; puis, après un court intervalle ; il s’écria d’une voix dolente et plaintive : « Ô la plus belle et la plus ingrate des femmes de l’univers ! Comment est-il possible, sérénissime Cassildée de Vandalie, que tu consentes à user et à faire périr en de continuels pèlerinages, en d’âpres et pénibles travaux, ce chevalier ton captif ? N’est-ce pas assez que j’aie fait confesser que tu étais la plus belle du monde à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les Léonères, à tous les Tartésiens, à tous les Castillans, et finalement à tous les chevaliers de la Manche. » — Oh ! pour cela non, s’écria aussitôt Don Quichotte, car je suis de la Manche, et jamais je n’ai rien confessé de semblable, et je n’aurais pu ni dû confesser une chose aussi préjudiciable à la beauté de ma dame. Tu le vois, Sancho, ce chevalier divague, mais écoutons, peut-être se découvrira-t-il davantage. — Sans aucun doute, ré-

  1. Saint Matthieu, cap. XII, vers. 34.