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sent à tort ou à raison, comme on l’a vu et comme on le verra dans le cours de cette histoire.

Cet entretien et d’autres encore les occupèrent une grande partie de la nuit. Enfin, Sancho sentit l’envie de laisser tomber les rideaux de ses yeux, comme il disait quand il voulait dormir, et, débâtant le grison, il le laissa librement paître en pleine herbe. Pour Rossinante, il ne lui ôta pas la selle, car c’était l’ordre exprès de son seigneur que, tout le temps qu’ils seraient en campagne et ne dormiraient pas sous toiture de maison, Rossinante ne fût jamais desellé, suivant l’antique usage respecté des chevaliers errants. Ôter la bride et la pendre à l’arçon de la selle, bien ; mais ôter la selle au cheval ! halte-là. Ainsi fit Sancho, pour lui donner la même liberté qu’au grison, dont l’amitié avec Rossinante fut si intime, si unique en son genre, qu’à en croire certaine tradition conservée de père en fils, l’auteur de cette véritable histoire consacra plusieurs chapitres à cette amitié ; mais ensuite, pour garder la décence et la dignité qui conviennent à une si héroïque histoire, il les supprima. Cependant, il oublie quelquefois sa résolution, et écrit, par exemple, que dès que les deux bêtes pouvaient se rejoindre, elles s’empressaient de se gratter l’une l’autre, et quand elles étaient bien fatiguées et bien satisfaites de ce mutuel service, Rossinante posait son cou en croix sur celui du grison, si bien qu’il en passait de l’autre côté plus d’une demi-aune, et tous deux, regardant attentivement par terre, avaient coutume de rester ainsi trois jours, ou du moins tout le temps qu’on les laissait ou que la faim ne les talonnait pas. L’auteur, à ce qu’on dit, comparait leur amitié à celle de Nisus avec Euryale, et d’Oreste avec Pylade. S’il en est ainsi, l’auteur aurait fait voir combien fut sincère et solide l’amitié de ces deux pacifiques animaux, tant pour l’admiration générale que pour la confusion des hommes, qui savent si mal se garder amitié les uns aux autres. C’est pour cela qu’on a dit : « Il n’y a point d’ami pour l’ami, les cannes de jonc deviennent des lances[1] ; » et qu’on a fait ce proverbe : « De l’ami à l’ami, la puce à l’oreille[2]. » Il ne faut pas, d’ailleurs, s’imaginer

  1. No hay amigo para amigo,
    Las cañas se vuelven lanzas.

    Ces vers sont extraits du romance des Abencerrages et des Zégris, dans le roman de Ginès Perez de Hita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade.

  2. Il y a dans l’original : « De l’ami à l’ami, la punaise dans l’œil. » Ce proverbe