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Le neufvie. nous partimse des le matin et fimes dans la journée qui fut assez belle dix lieues et un portage d’une demie lieue ou pres s’en faut[1]. Le dixie. nous fimes six lieues et un portage ou trainage qui fut funeste a un de nos meilleurs hommes, nommé Noel Leblanc[2]. Il se noia en voulant sauter la chute, avec sr d’hyberville, dans le canot duquel il estoit. Le canot s’estant empli, peut estre

    de leurs ravages vers la baie d’Hudson. Les farouches guerriers, à demi-nus, couverts de sang, peints de figures bizarres, les cheveux relevés, ressemblant à des espèces de démons, dans leurs frêles embarcations, glissaient sur l’onde. Ils souriaient à l’espérance de nouveaux massacres.

    « La captive est assise dans le canot qui marche en avant, silencieuse. À quoi songe-t-elle ? repasse-t-elle dans sa mémoire les scènes d’horreur où elle a vu périr tous les siens ? se réjouit-elle dans son cœur d’avoir échappé à la mort ? Pense-t-elle au triste sort qui l’attend à son arrivée dans les cantons iroquois ? sa figure est impassible. Les avirons travaillent en cadence, pas une parole ne s’élève des canots, le silence règne sur les rives. Déjà on approche de la chute et l’on n’entend qu’un murmure faible et voilé. En effet les eaux ici ne se brisent pas sur les cailloux, elles tombent d’aplomb comme du haut d’un mur ; la forêt environnante, avec son épais feuillage, éteint la sonorité du bruit, et à trois cents verges seulement de distance on croirait à un courant d’une importance secondaire. « Le rapide est-il difficile ? » demande l’Iroquois. « Non, répond la femme, l’inclinaison est douce, le chenal est sans roche, mais il est étroit, serrez de près le rivage » Le canot effleure un galet plat, que l’on voit encore sur la côte de gauche. La femme saisit une branche qui lui tend la main, et d’un bond elle saute sur la grève ; du pied elle a poussé le canot au large ; il descend la tête baissée dans le gouffre. Les autres arrivent à la file ; en vain, au prix de mille efforts, veulent-ils rebrousser chemin, il est trop tard, la force irrésistible du courant les entraîne. Debout sur sa roche, souriante, elle voit ses ennemis pousser des cris de désespoir, passer devant elle en la menaçant de la voix et de la main, glisser un après l’autre dans l’abîme, disparaître au milieu des bouillons, reparaître un instant, disparaître encore, enfin flotter à la dérive avec les débris de leurs canots. Elle est toujours là, immobile, elle jouit, elle est vengée. »

  1. La rivière Abitibi, dans cette partie de son cours, est fort belle. Elle coule entre deux berges assez élevées, richement boisées d’épinettes blanches, de trembles, de peupliers. Le sol ici est d’une grande richesse, et cette région s’ouvre rapidement à la colonisation. Elle est traversée en plein milieu par le nouveau Transcontinental.
  2. C’est dans le « rapide de l’île », quelques milles avant la jonction de la rivière Abitibi et de la rivière Frederick House, qu’eut lieu cette triste noyade.

    Noël Leblanc était fils de Léonard Leblanc et de Marie Riton. Il fut baptisé à Québec, le 14 janvier 1653 ; il épousait, au même endroit, le 14 janvier 1686, Félicité LePicard, fille de Jean LePicard et de Marie-Madeleine Gagnon.

    La veuve de Noël Leblanc épousa en secondes noces, à Québec, le 19 novembre 1690, Louis d’Ailleboust, sieur de Coulonge.