la misère. Rien de chaud à manger ni à boire depuis soixante-dix heures. Pas un malade, du reste. Ils sont en granit, ces Bretons-ci. Tout de même ils ne plaisantaient plus de leur détresse, comme ils font d’habitude. C’était trop de souffrances aussi, mon Dieu, ils n’avaient plus la force.
Et voici que le soir nous nous sommes rencontrés avec le Bonheur. Il avait la forme d’une écurie à chevaux. Le toit était parti, bien sûr, et à travers le pauvre plafond troué, il pleuvait partout. La paille était mouillée, souillée, infecte. Mais on a allumé un feu sous la mangeoire des chevaux ; peu à peu les vêtements se sont séchés. La soupe est venue, et au lieu de l’avaler glacée, comme les deux nuits passées, les hommes l’ont mise à chauffer.
Je me souviendrai longtemps de ce soir-là. Dehors, la neige tombait toujours. Mais dans l’étable dévastée il y avait du feu, mon Dieu, du bon feu clair, de la bonne soupe chaude, et entourant tout cela, les bons visages heureux des camarades et des hommes. Maintenant ils sourient, ils plaisantent, et ils raillent la misère passée. Et si vous les interrogez, si vous leur posez la question d’une psychologie si curieusement pénétrante avec laquelle on s’aborde au pays de langue bretonne : « Comment va l’univers ? » ils vous répondront que l’univers est bon, et qu’il y a tout de même des moments heureux dans la guerre. La France peut remercier Dieu de lui avoir donné une race comme celle qui vit – et meurt – ici.
Je songe à un de mes grands oncles, un des rares, et peut-être le seul de ma famille qui n’ait pas été un vagabond de la mer. Il fit d’autres voyages. À dix-huit ans, caporal dans la Grande Armée (ce fut le seul « gradé » de la famille avant moi !), il revenait de la Russie quand il eut les pieds gelés. Et il mourut à quatre-vingt quatorze ans, dans son lit de gardien de phare de Pen-Mesa, à l’île de Groix. Sans devenir gardien de phare, peut-être aurai-je le même destin. À force d’avoir « passé au travers », on