Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome III.djvu/298

Cette page a été validée par deux contributeurs.
288
LE PRINCE CONSTANT.

dans ces temples du maître suprême, au lieu des lumières divines dont le vrai soleil les remplit, on vît les ombres musulmanes se répandre, et que leurs sinistres croissants éclipsassent les saintes clartés qui éclairent les yeux chrétiens ? Comment souffrir que ces saintes chapelles fussent abandonnées à de vils animaux, pour leur servir d’étables, ou, — ce que je redouterais plus encore, — qu’elles redevinssent des mosquées ?… Ici ma langue enchaînée s’arrête, l’haleine me manque, la douleur me rend muet… Oui, en pensant à une telle profanation, je sens mon cœur se briser, mes cheveux se dresser sur ma tête, un frisson glacé parcourir mon corps… Des étables et des crèches ont déjà été une fois le temple de Dieu ; elles l’ont reçu dans leur sein… Mais des mosquées, ce serait le tombeau de notre honneur, l’écriteau de notre infamie, où le monde entier lirait ces mots : « Ici Dieu avait un saint asile, et des chrétiens le lui ont enlevé pour le donner au démon ! » Oserions-nous donc affronter Dieu dans sa propre demeure ? Oserions-nous y conduire, y protéger l’impiété, et pour l’établir en paix, chasser notre Dieu de ses autels ? — Les chrétiens qui habitent cette ville avec leurs familles, et qui ont là tout leur bien, prévariqueront peut-être, et abandonneront leur foi pour ne pas perdre leur fortune : est-ce à nous de les exposer au péché ? est ce à nous de livrer aux Mores les tendres enfants des fidèles, pour qu’ils les accoutument à leurs rites et les réunissent à leur secte ? Serait-il bien d’abandonner tant d’hommes à une dure captivité, pour sauver la vie d’un seul dont la perte est de si peu d’importance ? — Car, enfin, que suis-je ? suis-je donc plus qu’un homme ? et si le titre d’infant me rendait plus considérable, ne songez-vous pas que, devenu esclave, je n’ai plus aujourd’hui ni rang ni noblesse ? Captif comme je le suis, nul ne me doit nommer infant ; et dès lors est-il raisonnable de mettre un si haut prix à ma rançon ?… Mourir, c’est perdre l’existence ; je l’ai perdue dans la bataille ; je ne suis plus rien, et ce serait folie de faire périr tant de vivants pour un mort… Donnez-moi donc ces vains pouvoirs. (Don Henri lui ayant donné les pouvoirs, il les déchire.) Que déchirés en pièces ils deviennent le jouet des vents et des flammes… mais non, je veux en manger les débris et les cacher dans mon sein, pour qu’il n’en reste pas le moindre vestige qui apprenne au monde que la noblesse portugaise a pu avoir une telle faiblesse. — Roi, je suis ton esclave ; dispose de moi et de ma liberté, je n’en veux pas à ce prix… Henri, retournez dans notre patrie ; dites que vous m’avez laissé enseveli en Afrique. Chrétiens, Fernand, le grand-maître d’Avis, a cessé de vivre. Mores, un esclave vous reste. Captifs, un compagnon de plus partage aujourd’hui vos travaux. Ciel, un homme a maintenu l’intégrité de tes églises. Mer, un infortuné par ses pleurs grossira tes ondes amères. Montagnes, vous devenez le refuge d’un malheureux réduit à la condition des brutes qui vous habitent. Terre, laisse préparer la fosse où va bientôt reposer mon cadavre… Et ainsi roi,