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JOURNÉE I, SCÈNE III.

guerriers, brave More, tu es resté seul ; ta troupe, écrasée après avoir versé sur la poussière des torrents de sang, s’est retirée ; et toi, après avoir perdu ton cheval dans la mêlée, ton cheval qui faisait en partie ta force, tu es demeuré pour servir de trophée à ma valeur. La victoire que j’ai remportée sur toi m’inspire bien autrement de satisfaction et d’orgueil que la vue de cette campagne couverte de sang, où les yeux, attristés par le spectacle de tant d’infortunes, cherchent en vain, au milieu de cette pourpre, un coin de verdure où ils se reposent. Après que j’ai eu forcé ta valeur à me céder l’avantage, au milieu de tous ces chevaux sans maîtres, j’en saisis un, qui, fils des Autans, respire le feu, et dont la blancheur le dispute à celle de la neige. Rapide comme le vent, puissant comme la foudre, et tout fier de sa beauté, par ses hennissements il montrait son orgueil ; sa démarche annonçait sa noble nature. Ce cheval était à toi, et il vient de succomber sous la charge qui l’oppressait : car les malheurs sont lourds à supporter, et les animaux eux-mêmes en ressentent le poids. Peut-être a-t-il entendu tes plaintes ; peut-être son instinct l’a-t-il averti de l’événement qui faisait le désespoir du More et la joie du Portugais, et il aura craint de trahir le pays qui l’a vu naître. — N’allons pas plus loin. Tu es affligé, et c’est en vain que tu cherches à dissimuler ta douleur : le volcan qui consume ton sein se révèle et par les ardents soupirs qui s’échappent de ta bouche, et par les tendres larmes qui coulent de tes yeux. Mais je l’avoue, je m’étonne que ta valeur soit ainsi abattue sous les coups de la fortune, et cela me donne à penser que tu as quelque autre chagrin qui t’afflige ; car la perte de la liberté ne ferait pas ainsi gémir avec tant de mélancolie celui dont le bras sait frapper avec tant de vigueur. Ainsi donc, si c’est un bien, si c’est du moins un soulagement de confier les peines que l’on souffre, en attendant que nous rejoignions ma troupe, je te prie avec intérêt de vouloir bien me dire ce qui cause la peine. Si la douleur, en se répandant au dehors, ne se dissipe pas complètement, du moins elle s’adoucit ; et moi qui dans cette circonstance ai servi d’instrument à la fortune, je veux devenir ton consolateur si ton affliction peut être consolée.

muley.

Tu es vaillant, noble Espagnol[1], et courtois autant que vaillant. Tu triomphes de moi par ces paroles généreuses, comme tu as triomphé par ton courage. Ma vie fut entre tes mains lorsque ton épée m’eut vaincu au milieu de mes soldats morts ou dispersés ; et maintenant que tes discours pénètrent mon cœur, mon âme aussi t’appartient à jamais. Par ta valeur, par ta clémence, tour à tour in-

  1. Valiente eres, Español, etc, etc.

    Au point de vue géographique, l’Espagne comprend le Portugal aussi bien que les Asturies et l’Andalousie.