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LES TROIS CHÂTIMENTS EN UN SEUL.

leur fils, triste fruit d’un pareil amour… On pensa d’abord que, selon ce qui est arrivé souvent, j’allais parmi eux amener la paix ; mais il en fut tout autrement : je fus pour eux un nouveau sujet de guerre par les sentiments différents que je leur inspirai… à ma mère de l’amour, à mon père de la haine. Non, contre le vœu de la nature, je ne possédai pas un seul instant l’affection de mon père ; il me haït dès ce moment même où de la part d’un enfant tout est charme et bonheur pour les yeux paternels. Il me laissa grandir sans me donner aucun maître, et ce manque d’éducation rendit mon caractère pire encore qu’il n’eût été si quelqu’un eût dès lors corrigé mes mauvais penchants ; car les animaux même les plus farouches, les plus cruels, finissent par céder à la récompense ou au châtiment. Aussi à peine les premières clartés de la raison commencèrent-elles à luire en moi, que me voyant sans guide et seul maître de mes actions, je commençai à me lancer dans de mauvaises compagnies, aussi peu sensible à l’amour de ma mère qu’à l’indifférence de mon père. S’étant donc donné pleine licence, ma jeunesse emportée, comme un cheval fougueux, parcourut sans bride et sans frein le vaste champ des vices… Les femmes et le jeu furent mes plus honnêtes passe-temps… Cependant mes années croissaient peu à peu ; et je vous laisse à juger vous-même quelle solidité peut avoir un édifice élevé sur des fondements si peu solides. À la fin, et comme j’étais déjà perdu, car mes passions avaient pris sur moi tout empire, mon père s’aperçut de ma mauvaise éducation, et il voulut, quoiqu’un peu tard, redresser un caractère qu’il avait laissé croître et grandir dans une fâcheuse direction. Pour moi, j’aurais voulu, croyez-le, lui être agréable ; mais, s’il faut vous parler avec une entière franchise, jamais je ne m’appliquai à faire ce qu’il m’avait recommandé. Finalement nous vécûmes l’un avec l’autre dans une opposition continuelle, et tous deux l’éternel martyre de ma mère… — Hélas ! jusqu’à ce jour elle a vécu le cœur partagé en deux parts, dont l’une reste avec elle, et dont l’autre me suit partout. C’en est au point que si quelquefois la nuit je vais la voir déguisé, — car ses peines et les miennes n’ont pas d’autre soulagement, — c’est elle-même qui me confie sa clef pour entrer secrètement dans la maison de manière à ce que mon père ne m’entende pas. A-t-on jamais vu au monde que la tendresse d’une mère pour son fils et d’un fils pour sa mère impose à une rencontre vertueuse des précautions qui sembleraient celles du vice et du crime !… Bref, je viens d’un trait à la plus triste, à la plus pénible des aventures qui m’ont amené dans la situation où vous me voyez ; et je passe sous silence les jeux, les galanteries, les querelles, les défis par suite desquels nous avons perdu, mon père sa fortune, et moi l’estime des hommes… Vous saurez donc que près de ma maison demeurait une dame, — je m’exprime mal, — un miracle de beauté, un prodige d’esprit, qui réunissait dans une adorable perfection