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L’ESPRIT FOLLET.

On ouvre la porte, et entrent une foule de Dames, portant les unes des confitures, les autres de l’eau dans des flacons. Elles défilent devant don Manuel en lui faisant la révérence à mesure qu’elles passent devant lui. Tout en dernier entre DOÑA ANGELA, richement vêtue.
angela, bas, à Béatrix.

Mes frères vous croient retournée chez vous. Vous n’avez rien à craindre. Vous resterez ici cachée.

béatrix, bas, à Angela.

Et quel rôle me donnez-vous ?

angela, de même.

En ce moment vous êtes ma suivante. Plus tard, tout à l’heure, vous verrez, de l’endroit que je vous ai dit, le reste de l’aventure. (À don Manuel.) Vous devez être fatigué de m’attendre.

don manuel.

Non, madame ; car celui qui attend l’aurore sait bien que son ennui doit demeurer enseveli dans les ténèbres de la froide nuit ; et si mon attente n’était pas dégagée d’une vive impatience, il s’y mêlait aussi une profonde joie. Toutefois, madame, vous n’aviez pas besoin de me faire passer dehors la nuit dans les ténèbres pour montrer ensuite à mes yeux le soleil de votre beauté. Ce soleil, plus éclatant et plus éblouissant que l’autre, aurait pu se montrer immédiatement après lui, bien sûr d’obtenir encore les hommages et l’admiration des mortels.

angela.

Je devrais vous remercier de ces discours galants ; mais j’aime mieux vous en gronder. — Je ne suis pas le soleil, étant au contraire obligée d’attendre la nuit pour me montrer. Non, seigneur don Manuel, je ne suis qu’une simple femme qui vous donne un éclatant témoignage des sentiments qu’elle a pour vous.

don manuel.

Ces sentiments ne doivent pas être très-vifs, j’imagine et quoique je me voie en ces lieux, j’aurais encore, madame, le droit de me plaindre de vous.

angela.

Vous plaindre de moi !

don manuel.

Oui, madame. Vous ne vous fiez pas à moi. Je ne sais pas qui vous êtes.

angela.

Je vous en supplie, ne me demandez pas cela ; il me serait impossible de vous l’accorder. Si vous voulez revenir causer avec moi, ce sera à condition que vous ne m’adresserez aucune question à cet égard. Je dois demeurer pour vous une énigme : je ne suis pas ce que je parais, et je ne parais pas ce que je suis. Ce n’est qu’incognito que je puis me trouver avec vous. Si vous veniez à me connaître, vous cesseriez de m’aimer. Je ressemble à ces tableaux qui