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JOURNÉE I, SCÈNE I.

— si vous me permettez cette expression, — comme je courtisais une certaine donzelle, qui n’était qu’un amas d’os et de chair, et comme, par la grâce de Dieu, je suis aussi changeant que sensible, je me lassai ; mais à peine s’en fut-elle aperçue, qu’elle médit : « Polisson, misérable, infâme scélérat, puisque vous avez commencé à m’aimer, vous continuerez, s’il vous plaît, ou, vive le ciel ! vous mourrez sous le bâton ; car vous avez été bien hardi de m’aimer, mais vous le seriez plus encore de ne m’aimer pas. »

don félix.

Toujours le même, Tristan !… À tout propos, tu as quelque méchant conte à placer.

tristan.

Un pauvre hidalgo[1] étant un jour à raccommoder sa culotte, un de ses amis vint à entrer, qui lui dit : « Qu’y a-t-il de neuf ? » À quoi l’autre répondit : « Il n’y a que le fil[2]. » Et moi je vous dis de même ; car si je me mets à rafistoler un peu vos vieilleries d’amour, tout ce qu’il y aura de neuf ce sera le fil de mes contes.


Entre DON CÉSAR.
don césar.

Ah ! don Félix, est-il un homme plus malheureux que moi ? Comme mes plaisirs se changent vite en chagrins !… comme mon contentement fait bientôt place à la tristesse !… J’avais bien raison de craindre que le temps ne me manquât pour savourer a l’aise mon bonheur.

don félix.

Eh bien ! qu’est-ce donc ? que s’est-il passé ?… Vous serait-il survenu quelque ennui ?

don césar.

Oui, et un tel ennui, que le ciel ne pouvait pas m’en envoyer un plus grand ; car au moment où je commençais a vous dire que Violante cédait enfin à ma constance, et qu’elle m’avait écrit que son père allait demain à un village voisin où il a son bien, et qu’elle me donnerait la nuit suivante entrée dans son jardin, — au moment où j’étais si près de toucher au bonheur, je m’en vois rejeté si loin qu’il ne m’est plus possible d’y arriver, car un millier d’obstacles viennent de s’amonceler devant moi.

don félix.

Quoi ! si tôt, don César ?

don césar.

Oui, don Félix, vous dont j’envie le sort, puisque vous n’aimez

  1. Le mot hidalgo, qui était primitivement un titre honorifique, est employé ici pour exprimer un gentilhomme vaniteux et pauvre. Comme la plupart des écrivains français qui ont peint les mœurs espagnoles l’ont employé dans cette acception, nous avons cru devoir le conserver sans le traduire.
  2. La plaisanterie est dans le texte plus vive et plus gaie, le mot nuevo, en espagnol, signifiant tout à la fois neuf et nouveau.