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AIMER APRÈS LA MORT.

riens[1]. Elle est difficile à cause de sa hauteur, impénétrable par son âpreté, inexpugnable par sa situation, et par les forces qu’elle renferme invincible. Elle a quatorze lieues de contour ; mais, avec les détours, elle en aurait plus de cinquante ; car au milieu de ses rochers elle contient des vallées qui l’embellissent, des champs d’une rare fertilité, des jardins d’un aspect charmant. Elle est peuplée d’un grand nombre de bourgs et de villages qui, au soleil couchant, paraissent des rocs travaillés, lesquels auraient roulé de ses sommets et seraient demeurés suspendus sur ses flancs. Les trois villes les plus considérables sont Berja, Gavie et Galère, places d’armes de leurs principaux chefs[2]. — L’Alpujarra contient trente mille Morisques, sans compter les femmes et les enfans. Leurs troupeaux trouvent d’excellens pâturages ; cependant ils ne mangent que peu de viande ; ils se nourrissent plus volontiers de fruits frais ou desséchés et de plantes diverses, venus non seulement sur la terre fertile des vallons, mais sur les plus âpres rochers ; car ils ont tant d’expérience et d’habileté dans tout ce qui concerne l’agriculture, que les pierres elles-mêmes, cultivées par leurs bras, deviennent fécondes. — Quant à l’origine de la rébellion, comme, malgré moi, je n’y ai pas été étranger, je vous supplie de permettre que je garde sur ce point le silence ; et cependant ne vaut-il pas mieux que j’avoue que ce fut mon emportement qui en fut la première cause que de l’imputer à la sévérité des lois par lesquelles on aurait opprimé les Morisques ? Plutôt que de voir accuser le gouvernement du roi, monseigneur, je préfère me déclarer coupable. Enfin, quel qu’en soit le motif, ou ma dispute avec Malec, ou le ressentiment qu’aurait eu Fernand de Valor lorsque, le lendemain de cet événement, l’alguazil-major s’approcha de lui au moment où il entrait au conseil et lui ôta une dague qu’il portait cachée sous ses vêtemens ; ou bien, enfin, soit que les Morisques aient été poussés au désespoir par les ordres qui arrivaient journellement de la cour afin qu’on les tînt plus serrés, les choses en vinrent au point qu’ils résolurent de se révolter. À cet effet ils renfermeront dans l’Alpujarra, avec leurs richesses, des armes et des munitions. Pendant trois ans on ne sut rien du complot ; et certes il est étonnant et admirable que sur plus de trente mille hommes d’accord pour exécuter ce projet, pas un, durant tant de jours, par déloyauté ou par indiscrétion, n’ait révélé ou laissé pénétrer ce mystère. Combien l’on a tort de dire qu’un secret est en péril une fois qu’il y a trois personnes qui le savent ! Il ne court aucun hasard, même entre trente mille personnes, lorsque chacune d’elles est intéressée à le garder. — Les commencemens de la révolte ou si vous voulez, les premières étincelles du redoutable in-

  1. Voy. la note p. 237.
  2. Il n’existe aucun point, en Espagne, d’où l’on puisse voir à la fois Galère et Berja, éloignées de vingt-cinq lieues l’une de l’autre.