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AIMER APRÈS LA MORT.

traiter un vieillard avec tant d’orgueil et d’insolence, était aussi hardi devant un jeune homme. Je ne renonce pas cependant à me venger ; et sans doute celui qui a été assez lâche pour outrager un vieillard ne refusera point une juste réparation à une femme… Mais, hélas ! que dis-je ? la vengeance n’appartient point à ce faible bras ; et pour comble de douleur, je songe que j’ai perdu en ce jour et mon père et mon époux ; car désormais don Alvar Tuzani ne peut plus vouloir d’une femme qui porte un nom déshonoré.


Entre DON ALVAR.
don alvar.

Hélas ! belle Clara, n’est-il point d’un mauvais augure que j’aie entendu mon nom sortir de votre bouche ? Vous n’êtes aujourd’hui occupée que de vos chagrins. Or, puisque vous pensez à moi, c’est que moi aussi je dois être pour vous un sujet de peine.

clara.

Mon âme, je l’avoue, est pleine d’ennuis, et vous n’êtes pas, don Alvar, ce qui m’afflige le moins. Le destin me sépare de vous à jamais. Mon amour même le veut ainsi. Je ne puis consentir à ce que vous deveniez l’époux d’une femme dont le père a perdu l’honneur.

don alvar.

Clara, je ne vous rappellerai point en ce moment avec quel respect, avec quelle vénération je vous ai toujours aimée, et combien j’étais heureux de cet amour ; mais je dois me disculper d’avoir paru devant vous avant de vous avoir vengée ; je dois vous dire que ce retard c’est à cause de vous, de vous seule, que je l’ai imposé à mon courage. Ce n’est pas avec une femme, je le sais, qu’il faut parler des lois du point d’honneur ; et je ne chercherai pas non plus à vous consoler en vous disant de sécher vos pleurs, parce que, entre hommes désarmés et dans une salle de conseil, il ne peut exister ni offense ni insulte. Mais je dois vous dire, pour me justifier, que si je n’ai pas encore vengé votre père en perçant le sein de Mendoce, c’est qu’il n’y a de complète satisfaction pour un offensé que celle qu’il obtient par lui même, ou par la main d’un frère plus jeune que lui, ou par la main d’un fils. C’est pourquoi, afin de pouvoir venger votre père, je viens lui demander votre main ; car alors je serai son fils, et alors j’aurai le droit de laver son injure dans le sang de l’offenseur. Voilà, belle Clara, le motif qui m’amène. Si jusqu’à présent je n’ai pas exprimé mes vœux, c’est que mon peu de fortune me commandait le silence. Mais aujourd’hui, après ce qui s’est passé, je parlerai ; je lui demanderai en dot son offense, et j’ai l’espoir qu’il ne repoussera pas ma prière.

clara.

Moi non plus, don Alvar, je ne vous rappellerai pas en ce moment et la sincérité de mon amour et la constance de ma foi. Je ne vous dirai pas que je succombe aujourd’hui sous le poids d’une double